jeudi 26 janvier 2012

Entre Molière et vipère

Parler "français" et parler "Français" sont deux choses différentes. Avec une minuscule, on fait référence à une langue d'origine latine parlée dans plusieurs pays du monde. Mais avec une majuscule, on désigne plutôt "la pratique du sport de combat vocal dont les Français sont champions mondiaux". En fait, on peut parler "Français" en anglais, si on le souhaite.

On ne parle pas Français pour faire de jolies démonstrations scientifiques ; on parle Français parce qu'un contexte particulier empêche l'utilisation d'outils moins élégants, comme des gants de boxe ou un couteau de cuisine. On parle Français pour humilier un adversaire devant une foule avide de sang. Espérer le fair-play est une erreur. Tous les coups sont permis, et celui qui s'en plaindra sera sujet de railleries. Bienvenue à Rome.

La première fois, vous allez prendre une râclée. La triche verbale est un art de haute-voltige. Devant vous, un Français qui pratique ce sport depuis l'âge de 2 ans. Oubiez les scénarios de "working-class hero" à la Rocky. Sans entraînement, vous êtes morts.


Source photo : wikipedia.


Je vous recommande, pour commencer, ces lectures publiques sur la dialectique éristique et les sophismes. Mais si vous préférez mon langage plus imagé, je vous livre quelques techniques d'attaque et de défense à répéter chez vous. Rappelez-vous cependant qu'elles ne sont qu'une base. Avec si peu, ne rêvez pas de victoire. Au mieux, elles vous éviteront le K.O.


L'appel à la terreur
Le but est d'empêcher l'adversaire de réfléchir tout en lui mettant la pression. C'est l'approche préférée des vendeurs de merdes.
  • Faites vite, cette offre ne durera pas.
  • Une décision tardive serait catastrophique !
Pour contrer, il faut garder son calme, et accuser l'adversaire de lâcheté. Ou d'avoir cédé à ses émotions.
  • Votre manque de confiance vous pousse vers des décisions hâtives et irréfléchies.
  • En propageant votre propre peur, vous faites le jeu des terroristes.

L'appel à la popularité
Le but de créer la coercition par le poids du nombre. S'il s'y oppose mollement, l'adversaire risque de se mettre la majorité à dos, et de s'auto-catapulter dans la marge. Pour contrer, il faut railler l'adversaire d'être ignorant de sa propre marginalité.
  • Il fallait s'y attendre, vous confondez encore le gros bon sens et vos propres inepties.
Une approche plus audacieuse nous a été enseignée par Coluche : remettre la majorité en question.
  • C'est pas parce qu'ils sont nombreux à avoir tort qu'ils ont raison.
C'est risqué, mais l'auditoire appréciera l'audace. De plus, comme chaque spectateur s'estime moins con que son voisin, il risque de basculer vers vous, simplement pour le plaisir vaniteux de se distinguer du groupe. Ainsi, par une forme de flatterie, vous aurez récupéré la majorité.

Argument de la nouveauté
Si c'est nouveau, c'est nécessairement meilleur et amélioré. Utilisez ce préjugé lorsque vous voulez forcer le changement, ou souligner que l'adversaire défend un processus obsolète.
  • Parce que vous êtes réfractaire au changement, vous préférez persister dans l'erreur.
  • Le nouveau système sera nécessairement plus efficace, car il a appris du passé.
Pour contrer, jouez sur l'inexpérience, ou le risque du prototype.
  • Vous parlez d'efficacité à propos d'un système qui n'a jamais été vraiment testé en conditions réelles. Ça relève de la fabulation.
Ou utilisez l'appel à la popularité.
  • Si votre méthode était si efficace, elle serait déjà utilisée par la majorité.

Plurium interrogationum
Un attaque efficace est de glisser une fausseté dans une forme pseudo-interrogative. Ceci tend à lui donner le poids d'un fait avéré.
  • Est-ce que vous buvez toujours autant ?
  • Avec la quantité de problèmes auxquels vous faites face, il doit être difficile pour vous de vous concentrer sur les prochaines étapes.
Pour contrer, accusez l'adversaire de lâcheté, et de tentative de diversion. Ou banalisez en citant le classique proverbe.
  • Si vous avez quelque chose à dire, dites-le clairement. Vos sous-entendus malsains ne font qu'abaisser le débat ; ils n'occultent pas la faiblesse de vos propositions.
  • On accuse encore son chien d'avoir la rage... en fumisterie, vous ne pratiquez que l'entrée de gamme.

Renverser le fardeau de la preuve
C'est un moyen simple de placer l'adversaire devant une tâche impossible, donc dans une situation d'incompétence.
  • Prouvez-moi qu'il n'y a aucun risque.
  • Prouvez-moi que Dieu n'existe pas.
Pour contrer, faites comme au tennis et renvoyez la balle, que ça soit logique ou non.
  • Toutes les approches sont risquées, surtout la vôtre. La nôtre l'est beaucoup moins.
  • Ne nous demandez pas de faire votre boulot à votre place. Si vous voulez une peuve que Dieu n'existe pas, c'est que vous êtes incapables de prouver son existence.

L'approche manichéenne
Si votre position est plus grossière que celle de l'adversaire, vous pouvez simplifier le débat à deux choix qui excluent le compromis.
  • Si vous n'êtes pas de gauche, vous êtes forcément de droite.
  • Les choix sont clairs. Si vous compliquez inutilement le débat, c'est simplement pour gagner du temps.
Pour contrer, il faut attaquer directement la réputation de l'adversaire.
  • Votre manque de vision devant cette situation complexe a de quoi effrayer.
  • Vous réduisez encore une fois le débat à des simplifications risibles. Votre étroitesse d'esprit me fait peur.

Quelques autres exemples utiles :
  • Le proverbe donne à votre thèse l'autorité de la sagesse populaire : Une fois n'est pas coutume... - Le fruit ne tombe jamais loin de l'arbre...
  • Détruire la crédibilité de l'adversaire : Les lacunes évidentes dans vodtre parcours font que... - On vous voit mal donner des leçons quand on sait que vous avez été associé à l'extrême-droite...
  • Recourir à l'autorité scientifique : Tous les experts s'accordent là dessus... - Vous êtes le seul à ne pas savoir que...
  • Connoter péjorativement la thèse adverse, par exemple parler de "sécession" au lieu de "souveraineté", ou de "galère" au lieu de "chantier".
  • Utiliser les silences de l'adversaire : Si vous vous taisez sur ce sujet, c'est que vous ne connaissez rien du dossier... - Vous ne trouvez rien à dire pour défendre votre point de vue, parce qu'il est indéfendable...
  • Récupérer le petit peuple : Le citoyen d'en bas connaît la réalité. Il sait mieux que vous... - Si vous aviez un minimum d'expérience sur le terrain, vous sauriez que...
  • Opposer la vertu : Votre thèse est une atteinte aux droits fondamentaux...  - Ce que vous défendez, c'est la cupidité... - Vous êtes à la solde des riches...
  • Inventer des corrélations : L'apparition du désordre dans ce dossier coïncide avec votre arrivée...

En gros, la bonne pratique, c'est de toujours rester en attaque, dans l'affirmation accusatoire. Oubliez les questions ; si on vous en pose, c'est qu'elles sont biaisées. N'admettez rien, ne répondez à rien, n'expliquez rien, contentez-vous de mettre l'adversaire K.O. Une fois qu'il aura été éliminé, vous aurez raison, peu importe la thèse que vous défendez. Et si vous vous retrouvez dans un coin, sans contre-attaque solide, esquivez par un éclat de rire : Monsieur, soyez plus sérieux... - À défaut d'autres qualités, vous êtes au moins distrayant avec vos accusations saugrenues...

Voilà, vous savez maintenant comment parler Français. Mais notez que la documentation la plus complète est en anglais...

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