dimanche 28 février 2010

Le tas d’huîtres



Pas que je veuille piquer le style de MissK, mais voici le petit récit photo d’un moment sympa. Ça traînait dans les photos de l’été dernier, mais j’ai oublié de vous en parler. Donc voici.

Ça se passe à Cancale, en Bretagne. Y’a un gros tas de coquilles d’huîtres.



Et en haut du gros tas, y’a des gens qui bouffent. De belles douzaines d’huîtres.



C’est qu’il y a un petit marché aux huîtres. On les trouve fraîches, pas chères, et locales.



De toutes les grosseurs, et pour tous les appétits.



Et les gens se réunissent comme ça, le temps de se faire plaisir, simplement, devant la mer. Et lorsqu’ils ont fini, ils contribuent au tas de coquilles.



On ne peut pas appeler ça de la pollution : ça vient de la mer et ça retourne à la mer, sans transformation. En plus, c’est toujours rigolo de contribuer à ce genre d’absurdité. Un gros tas de coquilles, comme une balle d’élastiques, ou la plus grosse omelette du monde, ou une bataille de tomates. Je suis certain que les gens de Cancale sont fiers de leur tas de coquilles. Ça contribue à la personnalité de l’endroit.

Et en plus, moi j’aime bien ces dégustations sans fla-fla. On y va pour le produit, pour son plaisir, sans penser à autre chose. N’en déplaise à une certaine vieille classe de Français, le protocole ne fait pas partie de l’essentiel. Pas besoin de trimbaler sa cravate en soie et ses deux caniches pour manger une douzaine d’huîtres. Évidemment, ceux pour qui le protocole est l'essentiel ne me comprendront pas trop.


mercredi 24 février 2010

La JCSB



Y’a pas longtemps, je vous ai parlé de Jésus et Beaulieu. Des événements récents m’ont amené à jeter un nouveau regard sur les évangiles. J’en suis venu à la conclusion qu’en 2000 ans, Rome a complètement dénaturé leur message. C’est pourquoi, pour corriger l’errance du Saint-Siège, et aussi pour m’enrichir un peu, j’ai décidé de fonder la JCBS : la Jesus Christ School of Business. Voici quelques extraits du curriculum.

Source photo : wikipedia.



Paraboles : l’enfant prodigue.

Résumé : un jeune homme demande à son père sa part d’héritage. Il dilapide tout en prenant un peu de bon temps. Il revient au bercail, où il est traité comme un prince. Son frère, fidèle et bosseur, fait une crise de jalousie. Son paternel essaie laconiquement de tempérer sa colère.

À tort, on a vu dans cette parabole la nécessité de se réjouir du retour de la brebis perdue. Mais le vrai message est le suivant. Au boulot, les augmentations et bonus sont donnés non pas aux meilleurs travailleurs, mais aux individus les plus culottés, et à ceux qui font le plus de bruit. Le meilleur moyen d’augmenter son salaire est de partir, et éventuellement, de revenir. Les employés fidèles recevront une augmentation couvrant à peine l’inflation. Un employé fidèle qui se plaindra de son traitement sera calmé par les phrases vaseuses des RH (ici symbolisées par le père).


Paraboles : les talents

Résumé : un maître confie respectivement cinq, deux, et un talent (unité monétaire de l’époque) à trois de ses serviteurs. Ils ont pour mission de faire prospérer cet argent pendant l’absence du maître. Les deux premiers serviteurs doublent l’investissement. Mais le troisième ne fait aucun profit avec son seul et unique talent. Il est châtié, et son argent est remis au premier serviteur.

On a fait bien de la métaphysique avec cette parabole, pour tenter de l’abstraire de sa bassesse mercantile. Pourtant, à elle seule et le plus clairement du monde, elle est un magnifique traité de finance. Lorsqu’il engueule son mauvais courtier, le maître dit en ces mots : « Tu devais donc placer mon argent chez les banquiers et, à ma venue, j'aurais retrouvé ce qui est mien, avec un intérêt. » Pourquoi vouloir brouiller ce qui est limpide ? La leçon est claire. Seuls ceux qui ont déjà une belle somme d’argent font des profits. Les petits épargnants sont trop stressés de perdre le peu qu’ils ont. Peu importe, leur petit pécule sera saisi et donné aux plus riches. La meilleure position est détenue par les banquiers, qui pour s’enrichir utilisent les avoirs de trois clientèles : les riches, les moyennement riches, et les pas riches du tout. Dans la vie, on est apprécié l’argent qu’on rapporte.


Paraboles : les dix vierges

Résumé : dix vierges attendent leur époux dans la nuit. Cinq d’entre elles, plus sages, ont pris soin de se munir d’huile pour leur lampe. Quand l’époux arrive, celles qui n’ont pas d’huile doivent aller s’en procurer. Lorsqu’elles reviennent, la porte de la noce est fermée et elles ne sont pas admises.

On dit que seules les personnes préparées auront accès au Royaume des Cieux. Il serait idiot de s’arrêter à ce message simpliste. Encore une fois, cette parabole est clairement mercantile. Alors qu’on annonce le retour de l’époux, les cinq sottes veulent emprunter de l’huile aux cinq sages. Mais celles-ci rétorquent : « allez plutôt chez ceux qui en vendent, et achetez-en pour vous. » Ce que les sages nous disent, c’est qu’il faut toujours optimiser notre approvisionnement, surtout en prévision d’un événement important. De plus, si cette bonne gestion devait nous placer en situation avantageuse, il faut en profiter non pas pour prêter à la concurrence (même à taux élevé), mais plutôt pour l’éliminer, en lui coupant l’accès aux ressources. Forcée de s’approvisionner ailleurs, elle ratera une opportunité de croissance essentielle, et pourrait devoir déposer son bilan. Ces principes gouvernent les grandes stratégies boursières, et même, à un certain degré, la géopolitique.


Marketing et force de vente : la nécessité du spectaculaire

Quand Jésus Christ lance sa petite boîte, il n’a aucun moyen. Pourtant, sa première décision est de se munir d’une équipe de vente, les 12 apôtres. Financièrement, il n’a rien à leur offrir. Peu importe, il leur offre beaucoup mieux que le traditionnel salaire + pourcentage sur les ventes. Il leur offre rien de moins que « le paradis à la fin de vos jour » ! Un bonus d’autant plus efficace qu’il ne laisse aucune trace dans les comptes, ce qui le place à l’abri du fisc.

Jésus Christ a vite compris l’importance du marketing. Au lieu d’opérer ses miracles discrètement dans une petite échoppe à deux rues du temple, il organise des événements-spectacles. Il fait flèche de tout bois, allant des méthodes les plus banales, comme la distribution de nourriture gratuite, aux plus extraordinaires, comme la guérison d’un aveugle. Et à chaque fois, il martèle son message.

Malgré sa courte carrière à la tête de l’entreprise, Jésus Christ élabore le plan directeur d’une campagne-marketing planétaire. Ses idées sont inédites : distribution de périodiques gratuits, ouverture de boutiques grandioses (églises et cathédrales), messages ciblés (les épîtres) à l’attention des clientèles en croissance, comme les Corinthiens, les Thessaloniciens, ou les Éphésiens. Juste avant de céder son poste, il donne à l’entreprise ce qui la rendra reconnaissable parmi toutes : un logo.


Au-delà du marketing : l’endoctrinement

Une des clés du succès de l’Église, c’est qu’elle va au-delà du marketing : elle fidélise sa clientèle. Dès le début, ce leader charismatique qu’était Jésus Christ s’assure que son produit soit considéré non pas comme une simple commodité, mais plutôt comme un mode de vie. C’est dans cette optique qu’a été pensée la communion. Plus qu’un banal produit dérivé, elle permet de réunir les clients de manière régulière, dans le cadre d’une cérémonie qui renforce l’appartenance à la marque et le sentiment de communauté. Et tout ça pour une bouchée de pain, dépense facilement compensée par les oboles recueillies lors de la célébration.

L’enthousiasme créé autour de la marque, s’il est suffisamment fort, est d’autant plus intéressant pour une société qu’il influe sur le moral du personnel. La majorité des employés de l’Église se disent très heureux de leurs conditions, malgré la faible rémunération, les longues heures de travail, et l’impossibilité d’une retraite. En vingt siècles, l’Église a résisté à tout effort de syndicalisation.

Pour générer cet enthousiasme, Jésus Christ a notamment eu recours à des slogans rassembleurs, comme le bien connu « Aimez-vous les uns les autres ». Courtes, simples, invitantes, ces maximes ont un impact important auprès de la clientèle. Elles sont faciles à mémoriser, et commandent une action qui est à la portée de tous, petits et grands. De plus, leur message est révolutionnaire, ce qui plaît au consommateur, toujours en quête d’un produit qui le distinguera des masses anonymes. C’est exactement ce que Jésus Christ lui propose : dans ce monde de poires, suis-moi et tu seras la pomme.


Saint-Paul, ou l’importance du recrutement audacieux

À Jérusalem, les affaires de la jeune Église stagnent dans un marché surpeuplé. Pilotée par Saint-André, frère de Jésus, l’entreprise tente sans succès de se tailler une place face à d’autres religions monothéistes. Le temps est venu de trouver un leader visionnaire. Geste audacieux, on recrute un candidat qui n’a aucune expérience en catholicisme. Saint-Paul apporte avec lui des idées fraîches. Et il a du flair : il déménage le siège social vers Rome, une ville influente, riche, et où le monothéisme est une nouveauté. De là, les affaires progresseront jusqu’à la conclusion, quelques années plus tard, d’une lucrative entente d’exclusivité avec l’empire romain, sous la houlette de l’empereur Constantin. Tout bon businessman sait que les contrats gouvernementaux sont généralement les plus juteux.


-----------------------------


Ce ne sont là que quelques uns des ateliers offerts par la Jesus Christ School of Business. Toutes ces méthodes commerciales ont permis en quelques décennies l’établissement d’une entreprise qui fleurit depuis 2000 ans. Et ce malgré une suite de PDG pas toujours compétents. Aujourd’hui, peu de sociétés ont un tel succès. Rares sont celles qui exploitent si bien le branding et les tendances. Peu combinent si bien chef charismatique, excellent marketing, force de vente, et endoctrinement du client. La seule qui me vienne en tête se trouve ici.


mardi 9 février 2010

Puer bon



Il est dimanche, on est midi. Je suis encore devant l’ordi, à procrastiner. J’ai 50 bonnes (mauvaises) raisons de ne rien faire. Je pourrais plutôt classer mes papiers en vue de l’inévitable inévitabilité fiscale annuelle. Je pourrais réserver des billets pour Banyuls-sur-Mer. Je pourrais… Mais j’ai un petit rhume. Et l’hiver parisien habituel est de retour : pluie-gris-repluie. J’aimais mieux en janvier. Il faisait inhabituellement froid pour la France, mais au moins il faisait soleil. Donc je glande devant l’ordi en finissant un bout de Maroilles.


(source photo)

Le Maroilles, c’est un beau fromage du nord de la France. Ça ressemble un peu à du Münster, mais avec une pâte un peu moins fruitée. Mon instinct gustatif me dit que le Maroilles est plus bière que vin blanc. Autre chose à propos du Maroilles, c’est que ça pue.

Si je vous prends hors contexte, disons au bureau, que je vous bande les yeux et que je vous mets un bout de Maroilles sous le nez, vous allez me frapper au visage. C’est comme si je vous enfouissais le nez dans les sous-vêtements d’un randonneur amazonien. Mais placez un amateur de fromages devant une belle miche de pain, un verre de cidre, et un bout de Maroilles. Et regardez-le saliver. Tout à coup, même si ça sent les pieds, ça sent bon. En fait, ça pue bon.

Y’a un paquet de trucs qui puent bon. Le hareng fumé; les doigts te sentent pendant des heures. La morue salée. L’ail. Le cumin frais… N’avez-vous pas remarqué que les graines de cumin fraichement moulues ont des notes d’aisselle après le sport ? Et les fruits de la passion ? Derrière leur jolie acidité et leur sucre, il y a un parfum de fauve. Je ne sais pas de quelle passion on parle, mais je trouve qu’ils sentent un peu la baise intense. Et d’ailleurs, je connais des gens qui disent que les truffes sentent le sexe. Tant qu’à être en bas de la ceinture, on peut aussi parler de la soupe aux choux, ou de l’andouillette.


(source photo)

Y’avait justement de l’andouillette de Troyes à la cantine cette semaine. J’étais entre deux collègues qui adorent. J’y ai déjà goûté, mais ça ne passe pas. Cette odeur de gingivite nécrotique... je ne peux m’y résoudre. J’ai déjà mangé du cul de porc chez le Chinois, mais la version française est particulièrement fidèle à son origine.

Partout sur la planète, y’a des trucs dégueulasses qui puent bon au nez de certaines personnes. Les japonais adorent le natto, des fèves de soja fermentées. J’ai goûté : on dirait du soja pourri dans un bain de morve à la glue. Y’a aussi le durian, ce fruit dont on est friand en Asie. Il pue tellement que certaines villes interdisent sa consommation dans les lieux publics. J’ai pu goûter des gâteaux au durian. Si on m’avait demandé de deviner le nom du dessert, j’aurais dit « cake au jus de poubelle ». En Islande, ils ont le hakarl, du requin fermenté qui, selon ce qu’on rapporte, aurait un goût de pissotière jamais lavée. En Suède, y’a le surströmming, du hareng pourri qu’on met en boîte. Cherchez surströmming sur Youtube et vous trouverez des gens pris de spasmes nauséeux à l’ouverture de la boîte. Et y’a le lutefisk norvégien, cette morue qu’on a transformé en gelée grâce à une complexe et longue série de trempages, notamment dans de la soude caustique !

On dirait que notre faculté à adopter de nouveaux mets puants est limitée. Pour les trucs sucrés, ou ayant un joli parfum, c’est facile. Tout le monde aimera découvrir le mangoustan, ce petit fruit proche du litchi. Et c’est pareil pour tout ce qu’on trouve en pâtisserie. Quel visiteur en France lèvera le nez sur une tropézienne, ou sur un kouign amann ? Mais quand on va vers le puant, faut vraiment avoir été habitué dès l’enfance. Après, il est trop tard. On a sa gamme de puanteurs acceptables assez figée. Pour moi, les fromages et le poisson, ça va. J’ai aussi très peu de problèmes avec les légumes fermentés. Je crois que je pourrais m’habituer au natto.

Là où je me coince un peu, c’est avec les fruits. C’est une question de conditionnement. Je m’attends qu’un fruit soit sucré, avec un arôme... fruité. Alors, quand un fruit sent la fermentation, j’ai de la difficulté. Même chose avec l’andouillette. Dans mon cœur, le spectre des odeurs associées à la saucisse grillée n’inclut pas celle de la merde. Pourtant, je bouffe des fromages qui sentent bel et bien la merde. Ou disons plutôt les pieds pas propres qui ont marché dans la merde... Paradoxe.


samedi 6 février 2010

Jésus et Beaulieu



Je dois avoir 9 ou 10 ans. Cinquième année du primaire. La prof nous fait ouvrir nos cahiers de catéchèse sur une grand page blanche où c’est écrit : « Dessine une belle croix ». Tout artiste étant grand plagiaire, j’ouvre alors mon Larousse, dans lequel se trouve une illustration qui recense divers types de croix. Je choisis la tréflée. La moitié de la classe m’imite et se choisit un motif dans le dictionnaire. Rapidement, tout le monde est penché sur son œuvre religieuse. Il règne un silence à faire jouir un bibliothécaire. On n’entend que le frottement des crayons Prismacolor sur le papier bon marché. Ça dure un moment.

Et puis soudainement : « Oh mon Dieu ! » Je me retourne, juste à temps pour voir la prof remonter du fond de la classe. Elle traîne derrière elle Beaulieu, qui lui traîne son cahier. À demi coloriée sur la grand page blanche, un belle grosse svastika bien dodue. Deux secondes plus tard, la prof, Beaulieu, et son cahier ont disparu. Il ne reste que vingt gamins qui fixent perplexes une porte de classe laissée ouverte.

J’ai toujours trouvé injuste que Beaulieu se fasse engueuler par le directeur pour une croix gammée. Il n’était pas méchant, Beaulieu. Juste un peu étourdi. Il avait dû choisir cette croix parmi les autres parce qu’elle lui rappelait un truc quelconque : une image dans un vieux film de guerre, ou une photo d’un monsieur important avec une casquette et une petite moustache, dans l’encyclopédie. À Baie-Comeau, on est très loin de la 2e Guerre. La ville a été fondée en 1937, entre la forêt vierge et le Saint-Laurent. Pas de cénotaphe, pas de cimetière, pas d’édifice endommagé, pas de grand-père qui radote ses années sous l’Occupation. Ce qui vient à l’esprit quand on mentionne le 11 novembre, c’est que les banques sont fermées.

Source photo : wikipedia.


Beaulieu avait rejoint le groupe quelques semaines après le début de l’année. Il bégayait, il était timide, et il ne sentait pas bon. On l’avait mis à l’arrière de la classe. Il s’est tout de suite fait une réputation de cancre en pissant dans son pantalon au milieu d’un cours, quelques jours à peine après son arrivée. Cette fois, le silence avait été troublé par deux fillettes. Elles s’étaient mises à hurler « YAAAAAAAAAAARRK ! » en pointant une rigole de pisse qui avançait lentement entre les pupitres.

Je me souviens de la prof un peu découragée : « Mais pourquoi t’as pas demandé pour aller aux toilettes ? » Et Beaulieu qui fixe son pupitre, la tête dans les mains. Il hésite. Tous les yeux sont sur lui et il le sait. Le silence est total. La prof attend une réponse. Il bégaye doucement : « Jjjj… jjjj… j’tais… j’étais… » Et puis ce qu’il essaie de dire sort enfin, d’un seul jet étranglé : « J’tais trop gêné ! » Et éclate alors le pandémonium scolaire ultime. Une vingtaine de gamins qui gueulent et qui rient, qui tapent sur leurs bureaux, la prof qui perd le contrôle et qui devient hystérique, et Beaulieu qui en rajoute en frappant sa tête sur son pupitre. La classe avait trouvé son sous doué; l’année scolaire pouvait officiellement commencer.

J’ai été copain pendant un moment avec Beaulieu. Pas que j’étais plus gentil que les autres. Au primaire, y’a pas vraiment de clique. On ne souffre pas encore d’ambition. Y’a ceux qui savent additionner, et ceux pour qui c’est plus difficile. Mais ce n’est pas vraiment un critère de discrimination. Et quand vient l’heure de la récré, tout le monde essaie d’être le roi de la montagne de neige. À ça, Beaulieu était aussi doué que les autres.

Notre courte amitié était née d’une passion commune pour Rahan, un Tarzan préhistorique qui affrontait mensuellement tigres et mammouths dans le Pif Gadget. Je me souviens que Beaulieu pensait d’une manière différente. Il avait quelque chose de l’artiste dans son esprit. On peut se servir d’un ballon de soccer pour représenter la lune. Beaulieu, lui, était du genre à se servir de la lune comme ballon de soccer. En plus, il bricolait bien.

Il habitait dans une sorte de mini HLM, pas trop loin de chez moi. Je ne me souviens pas d’avoir déjà vu ses parents. Je crois qu’il avait une sœur, que je n’ai jamais vue non plus. Je ne sais pas si elle était plus vieille ou plus jeune. On passait notre temps à jouer dehors. Ça a duré trois ou quatre mois. Puis l’un de nous a changé d’ami, comme on change de jeu. Il y a quelques années à Barcelone, je suis resté un moment fasciné par un groupe d’enfants qui jouaient en simultané deux parties de foot sur la même place. Les deux terrains imaginaires étaient superposés perpendiculairement, et les gamins alternaient d’une équipe à l’autre, à leur convenance. Les enfants sont comme ça : ils ne tiennent pas de score. Alors Beaulieu et moi, à un moment, on s’est perdus de vue le plus naturellement du monde.

Cette année là, y’a aussi Jésus que j’ai perdu de vue. Une partie de moi qui est devenue critique. Ça c’est manifesté par un sentiment d’injustice, à diverses occasions. Quand Beaulieu s’est fait engueuler pour avoir choisi dans sa grande naïveté d’enfant, mais surtout pour des raisons esthétiques personnelles, ce qui s’avérait être une svastika. Mais aussi quand la prof nous a raconté la parabole de l’enfant prodigue. Dans mon esprit de petit Nord-Américain, voir le fainéant être récompensé, ça me faisait chier. J’ai senti la colère de l’autre fils, le bosseur fidèle. Et je la sens encore aujourd’hui. Je n’ai peut-être pas la fibre socialiste.

Je crois que le fusible de ma foi catholique a vraiment sauté le jour où notre prof nous a rapporté ce bout de l’évangile selon Saint-Marc : « Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d'une aiguille que pour un riche d'entrer au royaume des cieux ». Je ne sais pas si je suis parano, mais j’ai eu l’impression qu’elle me fixait en lisant le texte. C’était connu dans le quartier que ma famille vivait confortablement. Pas les Rockfeller, mais quand même bien. Genre, petite entreprise correctement profitable. Pas assez pour une Cadillac, mais assez pour une Buick Park Avenue. Moi, j’avais l’impression que nous étions riches. Alors avec sa parabole du jeune homme riche, non seulement la prof me coinçait ma culpabilité judéo-chrétienne dans le cul, mais elle m’annonçait que je n’avais pas droit au Royaume des Cieux. J’ai osé une question : « Oui mais, madame, le jeune homme, c’est pas sa faute s’il est riche. S’il n’a pas de péchés et qu’il fait le bien, pourquoi c’est plus difficile pour lui que pour les autres ? » J’ai eu droit à un jugement sans appel : « Parce qu’il est riche ». J’étais dévasté. Même un marmot sait qu’il est littéralement impossible de faire passer un chameau par le chas d’une aiguille. C’est sans espoir.

Bon, plus tard j’ai entendu parler de problèmes dans la traduction. Du texte Grec, on aurait lu kamelos (chameau) au lieu de kamilos (câble). D’autres disent que les chas d’aiguille désignaient ces petits passages au bas des murailles, conçus pour limiter le risque d’invasion. Mais, il semble que les profs de l’époque n’étaient pas au fait de ces hypothèses. C’est donc sans remord, et peut-être avec un brin de sadisme, qu’ils condamnaient leurs élèves aisés aux flammes de la géhenne. Tout ça en nous parlant de bonté, de charité, et de miséricorde ! Moi, j’ai décroché.

Je ne sais pas ce que Beaulieu est devenu. Avant la fin de l’année, sa famille a déménagé. Je ne l’ai plus jamais revu. Je ne sais pas non plus ce que Jésus est devenu, d’ailleurs.