En France, on entend souvent l’expression « t’inquiète ». C’est une contraction de « Ne t’inquiète pas ». Cette petite expression se veut rassurante : tout est sous contrôle, y’a aucun problème, tout à été prévu, y’aura pas de surprise.
Surtout, ne JAMAIS croire un Français qui dit « t’inquiète ».
« Paris – Nice dans une Twingo, avec 8 passagers, c’est pas un peu risqué ?
– T’inquiète ! »
« Quelqu’un s’occupe de la synchro avec l’autre équipe de développement ?
– T’inquiète ! »
« T’as déjà conduit un avion, toi ?
– T’inquiète ! »
« T’avais pas dit que ton mari rentre ce soir de Genève ?
– T’inquiète ! »
Mes conseils lorsque vous entendez « t’inquiète » :
- Quittez la pièce immédiatement, mais sans paniquer.
- Fermez toutes les portes derrière vous.
- Ne prenez pas l’ascenseur.
- Appelez les pompiers.
Source photo : wikipedia.
Je vous explique. En France, l’expression « t’inquiète » n’a pas pour but premier de rassurer l’interlocuteur. Elle sert plutôt d’écran de fumée devant un manque de planification, une désorganisation profonde, ou un vide cosmique de connaissance du sujet.
C’est que le Français moyen est atteint du Syndrome de l’expertise. Pour des raisons culturelles et sociales, le Français porte un lourd fardeau : il doit tout connaître, ou du moins le prétendre de manière convaincante. La société française est impitoyable avec toute personne qui, le plus candidement du monde, oserait affirmer qu’elle ne maîtrise pas un sujet. Ici, s’il veut être respecté par ses subalternes, un chef d’équipe doit prétendre qu’il est au fait de tous les derniers avancements techniques de sa profession. En France, le chef est perçu comme la somme des savoirs de toute l’équipe. Et lors d’un entretien, un candidat à un poste devra prétendre qu’il sait tout. Malheur à celui qui oserait dire un truc comme : « Vous savez, dans tout projet, y’a des inconnus. Et c’est généralement la mission de l’équipe de trouver les réponses. » C’est le meilleur moyen de se brûler. En France, la débrouillardise, la capacité d’adaptation, la réactivité, on s’en fout royalement. Pas de temps à perdre : la France n’accepte que les experts, qui ont tout bon du premier coup, et qui sauront expliquer pourquoi un truc est bien fait même s'il ne fonctionne pas.
Alors le pauvre Français, pas con, après un moment, il se rend compte que son cheminement professionnel dépend de sa capacité à démontrer une expertise. Et comme c’est impossible de tout connaître, il vaut mieux travailler son assurance en conversation. Développer des petites techniques pour changer le sujet. Apprendre à se montrer imperturbable, voire nonchalant devant l’inconnu. D’où les petites phrases-clefs comme « t’inquiète ».
Ce trait français envahit même la sphère amicale. Dans la conversation de café, il y a toujours joute à savoir qui sera le plus expert des copains. D’où les petites phrases qu’on laisse tomber comme ça, l’air de rien.
« Ah j’aime tellement le champagne, je m’assure toujours d’en avoir 20 bouteilles dans ma cave. »
« Ouais, c’est bien la pampa argentine, ou la traversée du Sahara. Mais pour se prétendre voyageur, faut au moins avoir dormi dans une yourte en Mongolie. C’est trop top ! »
« C’est vrai que c’est cher, mais avec un peu d’expérience on sait reconnaître un beau produit. »
Le but est prétendre un savoir que l’autre n’a pas, afin d’assurer sa position dominante dans la conversation. D’afficher son calme, sa présumée maîtrise, devant une incertitude. Le plus inquiet est toujours le perdant. D’où « t’inquiète ».
Mais l’utilisation d’une formule si courte s’avère très révélatrice. Soumis à la pression de l’expertise totale, le Français n’est que trop heureux lorsqu’on lui donne l’occasion d’en faire la démonstration dans un champ qu’il maîtrise vraiment. Il ne peut se retenir. Il est magistral, il va longuement dans tous les détails, il plane, il jouit, impossible de l’arrêter. C’est ce contraste entre le discours étoffé, et la soudaine utilisation d’une formule simpliste et succincte, « t’inquiète », qui doit éveiller la suspicion.
Pour s’amuser avec un Français, suffit d’insister lorsqu’on entend « t’inquiète ». Suffit de demander un peu plus de détails. Soudainement, dans la discussion, la fréquence des « t’inquiète » augmentera. Il répétera l’expression, comme s’il essayait de blinder la bulle de son ignorance avec plusieurs couches de « t’inquiète ». Regard paniqué, gouttelettes de sueur au sommet front. Il s’enfoncera dans son bluff, jusqu’au ridicule s’il le faut. Et c’est là que vous souhaitez le mener. Mais sachez qu’il se montrera combatif, comme un boxeur qui veut sortir du coin. Il sera agile. Il adoptera un style offensif, voire accusateur : « T’inquiète, je t’ai dit ! Je comprends ton inquiétude. Moi aussi, quand je n’avais pas d’expérience, ça m’apparaissait gros comme truc. Mais y’a pas à s’inquiéter. »
Dans la prochaine leçon, j’aborderai l’expression « c’est fin » (du mot finesse). Elle sert à justifier l’achat d’une mousse de foie de canard à 183 euros, et surtout à laisser sous-entendre que tous ceux qui jugent l’achat discutable sont en fait de gros abrutis incultes. Un moyen comme un autre de sauver la face quand on est victime d’un piège à snob.