dimanche 11 avril 2010

Leçon de Français numéro 63



En France, on entend souvent l’expression « t’inquiète ». C’est une contraction de « Ne t’inquiète pas ». Cette petite expression se veut rassurante : tout est sous contrôle, y’a aucun problème, tout à été prévu, y’aura pas de surprise.

Surtout, ne JAMAIS croire un Français qui dit « t’inquiète ».

« Paris – Nice dans une Twingo, avec 8 passagers, c’est pas un peu risqué ?
– T’inquiète ! »

« Quelqu’un s’occupe de la synchro avec l’autre équipe de développement ?
– T’inquiète ! »

« T’as déjà conduit un avion, toi ?
– T’inquiète ! »

« T’avais pas dit que ton mari rentre ce soir de Genève ?
– T’inquiète ! »


Mes conseils lorsque vous entendez « t’inquiète » :
  1. Quittez la pièce immédiatement, mais sans paniquer.
  2. Fermez toutes les portes derrière vous.
  3. Ne prenez pas l’ascenseur.
  4. Appelez les pompiers.


Source photo : wikipedia.


Je vous explique. En France, l’expression « t’inquiète » n’a pas pour but premier de rassurer l’interlocuteur. Elle sert plutôt d’écran de fumée devant un manque de planification, une désorganisation profonde, ou un vide cosmique de connaissance du sujet.

C’est que le Français moyen est atteint du Syndrome de l’expertise. Pour des raisons culturelles et sociales, le Français porte un lourd fardeau : il doit tout connaître, ou du moins le prétendre de manière convaincante. La société française est impitoyable avec toute personne qui, le plus candidement du monde, oserait affirmer qu’elle ne maîtrise pas un sujet. Ici, s’il veut être respecté par ses subalternes, un chef d’équipe doit prétendre qu’il est au fait de tous les derniers avancements techniques de sa profession. En France, le chef est perçu comme la somme des savoirs de toute l’équipe. Et lors d’un entretien, un candidat à un poste devra prétendre qu’il sait tout. Malheur à celui qui oserait dire un truc comme : « Vous savez, dans tout projet, y’a des inconnus. Et c’est généralement la mission de l’équipe de trouver les réponses. » C’est le meilleur moyen de se brûler. En France, la débrouillardise, la capacité d’adaptation, la réactivité, on s’en fout royalement. Pas de temps à perdre : la France n’accepte que les experts, qui ont tout bon du premier coup, et qui sauront expliquer pourquoi un truc est bien fait même s'il ne fonctionne pas.

Alors le pauvre Français, pas con, après un moment, il se rend compte que son cheminement professionnel dépend de sa capacité à démontrer une expertise. Et comme c’est impossible de tout connaître, il vaut mieux travailler son assurance en conversation. Développer des petites techniques pour changer le sujet. Apprendre à se montrer imperturbable, voire nonchalant devant l’inconnu. D’où les petites phrases-clefs comme « t’inquiète ».

Ce trait français envahit même la sphère amicale. Dans la conversation de café, il y a toujours joute à savoir qui sera le plus expert des copains. D’où les petites phrases qu’on laisse tomber comme ça, l’air de rien.

« Ah j’aime tellement le champagne, je m’assure toujours d’en avoir 20 bouteilles dans ma cave. »

« Ouais, c’est bien la pampa argentine, ou la traversée du Sahara. Mais pour se prétendre voyageur, faut au moins avoir dormi dans une yourte en Mongolie. C’est trop top ! »

« C’est vrai que c’est cher, mais avec un peu d’expérience on sait reconnaître un beau produit. »

Le but est prétendre un savoir que l’autre n’a pas, afin d’assurer sa position dominante dans la conversation. D’afficher son calme, sa présumée maîtrise, devant une incertitude. Le plus inquiet est toujours le perdant. D’où « t’inquiète ».

Mais l’utilisation d’une formule si courte s’avère très révélatrice. Soumis à la pression de l’expertise totale, le Français n’est que trop heureux lorsqu’on lui donne l’occasion d’en faire la démonstration dans un champ qu’il maîtrise vraiment. Il ne peut se retenir. Il est magistral, il va longuement dans tous les détails, il plane, il jouit, impossible de l’arrêter. C’est ce contraste entre le discours étoffé, et la soudaine utilisation d’une formule simpliste et succincte, « t’inquiète », qui doit éveiller la suspicion.

Pour s’amuser avec un Français, suffit d’insister lorsqu’on entend « t’inquiète ». Suffit de demander un peu plus de détails. Soudainement, dans la discussion, la fréquence des « t’inquiète » augmentera. Il répétera l’expression, comme s’il essayait de blinder la bulle de son ignorance avec plusieurs couches de « t’inquiète ». Regard paniqué, gouttelettes de sueur au sommet front. Il s’enfoncera dans son bluff, jusqu’au ridicule s’il le faut. Et c’est là que vous souhaitez le mener. Mais sachez qu’il se montrera combatif, comme un boxeur qui veut sortir du coin. Il sera agile. Il adoptera un style offensif, voire accusateur : « T’inquiète, je t’ai dit ! Je comprends ton inquiétude. Moi aussi, quand je n’avais pas d’expérience, ça m’apparaissait gros comme truc. Mais y’a pas à s’inquiéter. »

Dans la prochaine leçon, j’aborderai l’expression « c’est fin » (du mot finesse). Elle sert à justifier l’achat d’une mousse de foie de canard à 183 euros, et surtout à laisser sous-entendre que tous ceux qui jugent l’achat discutable sont en fait de gros abrutis incultes. Un moyen comme un autre de sauver la face quand on est victime d’un piège à snob.


mercredi 7 avril 2010

Perte de temps réel



Depuis mon arrivée en France, j’ai un peu abandonné l’actualité. Cette horde de politiciens avec des noms étranges : Villepin, Hortefeux, Fillon, Raffarin. Tout réapprendre à mon âge. C’était trop ; j’ai laissé tomber. De toute manière, ils se succèdent à un tel rythme que leurs visages sortent flous sur les photos.

Mais depuis quelques semaines, je mets France-Info au lever. C’est un réflexe du matin dans bien des foyers : on met la radio pour attraper le bulletin de nouvelles. Généralement, on arrête d’écouter après 17 secondes, parce que la croustillance des céréales enterre le lecteur. Ou parce qu’on se brosse les dents, et s’exclamer « Mais quel con ! » pendant qu’on a la bouche pleine de dentifrice, ça fait des taches sur le miroir de la salle bain.

Ce matin, motivé par je ne sais quelle soif de vivre, j’ai écouté le bulletin. Ce que peu de gens font. Parce que si les gens écoutaient réellement les nouvelles, ils demanderaient à être remboursés. Voici les infos de ce matin (et mes commentaires entre parenthèse) :

  • Un gamin de 12 ans en garde à vue pour avoir proféré des menaces avec un fusil-jouet. Le jouet a été détruit par les gendarmes. (Après cet incident, la France ne sera plus jamais la même.)
  • Trois jeunes en garde à vue pour une bagarre à Marseille. (D’autres jeunes se sont battus à Montpelier, mais ils ont oublié de tenir un point de presse.)
  • Colloque de deux jours à la Sorbonne sur la sécurité à l’école. (Ça va déboucher sur des recommandations qui ne seront pas suivies. Mais les Français aiment tant se consulter. La semaine prochaine : un colloque sur le recyclage de la mousse de nombril dans les vêtements en feutre.)
  • Nouvelle grève à la SNCF. Des usagers disent qu’ils en ont marre. (Je soupçonne les médias de nous passer le même vox-pop d’usagers depuis 1992.)
  • Un politicien lambda est soupçonné de conflit d’intérêt dans une affaire d’attribution de contrat. (En France, même histoire à chaque semaine. Seuls les noms ont été changés.)
  • Un politicien critique un membre de son propre parti. (On découvre rapidement qu’ils sont tous deux en compétition pour l’attention de Sarko.)
  • Sarah Lee lance une capsule compatible avec les machines Nespresso, mais 15% moins chère, et vendue en supermarché. (Les journalistes de France-Info auront leur café gratuit pour les 6 prochains mois.)
  • Bordeaux joue contre Lyon pour une qualification à je-ne-sais-trop-quoi.

Donc, résumons les grands thèmes d’un bulletin de nouvelles français :

  • Faits divers insignifiants.
  • Réunion de fonctionnaires et chercheurs pour faire bla-bla.
  • Grève des transports.
  • Politiciens carriéristes et leurs petites magouilles.
  • Publicités éhontées.
  • Sports : des footballeurs se roulent par terre théâtralement.

Je me rappelle certains de mes amis, dégoûtés d’ennui par le manque de nouvelles au Québec : « C’est toujours les mêmes affaires ! Juste des insignifiances ! Y s’passe jamais rien icitte, dans c’te maudit pays de trou d’cul ! Des accidents d’char, des chicanes Québec-Ottawa, pis la dernière mise en scène de Denise Filiatrault ! C’est tout c’qu’y’a icitte, crisse ! »

Tout ce que je peux leur répondre, c’est que c’est la même chose en France. Ils sont 70 millions. Pourtant, le grand titre de leur bulletin de nouvelles du matin, c’est un enfant de 12 ans arrêté pour avoir proféré des menaces à l’aide d’un fusil-jouet en plastique… WOW ! On tue la une ! Je m’en souviendrai encore dans vingt ans ! Je pourrai répondre à la question : « Que faisiez-vous lorsqu’un gamin français a menacé des gens avec un revolver en plastique ? »

Source photo : wikipedia.


Et c’est la même chose aux USA. À peu près les mêmes thèmes que les Français :

  • Faits divers insignifiants, préférablement avec images d’une poursuite sur l’autoroute.
  • Réunion de financiers et politiciens pour faire bla-bla.
  • Grève de la faim d’un présumé terroriste emprisonné à Guantanamo.
  • Politiciens carriéristes et leurs scandales sexuels.
  • Publicités éhontées.
  • Sports : des joueurs de baseball admettent avoir consommé des anabolisants.

Je vais vous en faire un bulletin de nouvelles, moi :

  • 2001 : attentats du 11 septembre, à New York.
  • 2002 : entrée en circulation de l’Euro.
  • 2003 : invasion de l’Irak par les forces américaines.
  • 2004 : George W. Bush est réélu pour un second mandat.
  • 2005 : attentats terroristes sanglants à Londres.
  • 2006 : conflit au Liban, essais nucléaires en Corée du Nord, protestations massives contre l’intervention américaine en Irak.
  • 2007 : assassinat de Benazir Bhutto au Pakistan.
  • 2008 : élection de Barack Obama à la présidence des USA.
  • 2009 : crise financière mondiale.

Voilà, c’est amplement pour comprendre les 10 dernières années. Et envisager les 10 prochaines. Demain matin, je mets de la musique.