Vous annoncez à vos parents que vous voulez devenir poète et changer le monde. Ils pètent les plombs et se mettent à gueuler : « Comment vas-tu gagner ta vie! Et qui va payer pour ton université! Petit ingrat! Petite frappe arrogante! ». Vous vous enfuyez, à la poursuite de votre rêve. Paris, cette grande ville de littérature, vous apparaît comme une terre promise. Mais Paris est une vieille dame dont l’heure de gloire est passée. La vie y est chère. Vos copains touchent leurs premiers salaires et entrent dans le cycle de la consommation. De votre côté, vos publications dans d’obscures revues littéraires génèrent d’occasionnels revenus. Mais ils suffisent à peine à payer ce mauvais alcool que vous vous envoyez, pour vous soulager de votre incapacité à accéder, par la possession de biens, à un certain statut social. Hormis quelques rêveuses de 22 ans mal sapées, les femmes se désintéressent de vous. Elles vous trouvent de plus en plus pathétique, avec votre béret et votre écharpe mitée. Vous mourez abandonné dans un parc à 37 ans, étouffé par vos vomissures. Vous n’aviez rien publié depuis au moins six ans. Quelques années plus tard, le département d’études françaises de l’Université de Winnipeg-Est organise un colloque d’une journée sur votre œuvre. Ça consiste en deux forums de discussion, entrecoupés d’un repas libre. Y participent huit chercheurs en littérature, dont au moins trois sont alcooliques et deux se suicideront dans l’année suivante. Le fruit de leur rencontre se résume à un billet de cinq paragraphes dans la revue spécialisée « Canadian Writers Abroad » (un trimestriel en photocopies noir et blanc), ainsi que la création d’une rubrique de dix lignes à votre sujet dans Wikipédia. Malheureusement, aucune photo de vous n’a été trouvée pour illustrer les articles. Même pas celle prise à la morgue. C’est votre dernière « étincelle » avant de sombrer définitivement dans un hermétique oubli.
Ça, c’est le parcours professionnel typique en poésie. Mais au fond de vous-même, y’a une petite voix qui dit : « C’est bien beau l’Art pour l’Art, et le fait de faire chier mes parents, mais j’aimerais bien manger foie gras/champagne de temps en temps. Et à l’occasion, j’aimerais aussi me taper une de ces blondes aux gros tétons, celles qui portent des lunettes Dolce & Gabana chinoises, qui déambulent en robe-soleil au ras de la fesse, et qui ne font pas la queue à la discothèque. »
J’ai peut-être la solution pour vous. Un métier qui vous permettra de bien gagner votre vie tout en baignant dans la poésie. Qui vous fera participer à une littérature contemporaine, free-style, tourmentée, conflictuelle, et impénétrable. Tout cela en amassant suffisamment d’argent pour porter du Armani et des chemises de chez l’tailleur. Vous serez respecté, admiré, craint. À la mention de votre profession, ou par la remise discrète d’une de vos cartes, on vous donnera illico la meilleure place au resto. Vous roulerez en BMW pour commencer, et peut-être en Maserati après quelques années d’efforts fructueux. Vos parents seront fiers de vous. Ils vous pardonneront votre mépris de leur vie nulle à chier de petits commerçants semi-bourgeois. Vous aurez un loft à Paris. Et une authentique peau de tigre au pied de votre lit, pour faire kitsch-chic. Les mannequins que vous ramènerez insisteront pour baiser dessus. Tout ce dont vous rêvez. Une réputation. Une vie de poète respecté. L’Art a sa juste valeur.
Ma solution, livrée pour vous sans aucun frais parce que je vous trouve sympa, est celle-ci : la pratique du Droit français.
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Les recueils de Droit français sont les plus belles et les plus riches anthologies de poésie que l’on puisse trouver sur cette terre. Ils sont truffés de méandres philosophiques et métaphoriques dans lesquels fleurissent la contre-contradiction, l’esquive verbale, et l’absurdité existentielle. En Droit français, on vous versera un gros salaire pour que vous accouchiez de formules alambiquées et académiques. Des textes de cette teneur : "Le cas échéant, et en vertu de, le lésé, dans la réserve de son usufruit, ne pourra sans équivoque ne nier, tel que de l'accord volontaire des partis, et ce sans préavis, à moins d'avis contraire d'un article précédemment cité, sauf en cas de force majeur, lequel se doit d'être déclaré en l'absence d'un contrat en bonne et due forme, préalablement dans la mesure du bien commun." Non mais si ce n’est pas de la grande poésie, je me demande bien ce que c’est. Et je ne suis qu’un amateur! Imaginez ce à quoi vous arriverez après quelques années de pratique.
Au Québec, il y a une quinzaine années, a été livré un travail de simplification du Code Civil. Il a été vulgarisé. On a tenté d’y effacer les contradictions. De manière à ce qu’un quidam trouve rapidement réponse à ses questions légales. Ça permet de limiter les débats. Ça favorise les ententes à l’amiable. Se retrouvent devant un juge uniquement les questions pointues, ou les cas de mauvaise foi flagrante (le cas du mec refuse de payer même si la loi dit clairement qu’il doit payer, etc.).
En France, la justice semble être interprétée différemment. Les Français semblent détester les décisions finales et sans appel. On veut pouvoir dire un truc une semaine, et dire son contraire la semaine suivante. Tout est perpétuellement ouvert au débat. Les Français adorent le débat. Ils en mangent. Je le vis au travail. Je présume que c’est la même chose en Droit.
Suite à mon dégât des eaux de juillet 2008 (ça fait 1 année que le dossier est ouvert), je me suis renseigné un peu sur la législation française. Un vrai fouillis. Impossible de savoir qui est responsable des démarches : le locataire (moi), mon proprio, ou le voisin d’en haut (d’où origine la fuite). Sur le web, les pseudo-experts se contredisent. L’un renvoi à l’article 615 de 1983. L’autre soulève un article contradictoire de 1993. Un troisième cite une jurisprudence de 1904. Et un quatrième fait intervenir une convention signée hors tribunal par les grandes compagnies d’assurances. Tout ça pour quelques cloques sur la peinture et un peu de plâtre abimé. Imaginez ce que ça serait pour une cause de meurtre.
Depuis août, c’est moi qui m’occupe des démarches. Selon mon proprio, dans le cas d’un petit dégât, la charge des démarches revient au locataire. Et c’est vrai dans le cas des locations non-meublées. Mais moi, j’ai une location meublée. En France, ce type de location est couvert par un autre cadre légal. Une location meublée, c’est fiscalement traité comme un service. Un peu comme la location de chambres d’hôtels. C’est plus cher pour le locataire, mais c’est aussi moins d’obligations et de responsabilités. Plus je lis sur le sujet, plus j’ai l’impression que je n’ai rien à voir dans le dossier, parce que je ne suis ni responsable, ni lésé.
Alors j’appelle le service d’aide juridique de mon assureur. J’explique mon truc. Je cite tel texte de loi, et tel autre article. Au bout d’un moment, le conseiller me dit que j’ai raison. Pardon? Après une année dans le dossier, tu me dis que j’ai raison? Toi, l’assureur, le supposé expert, qui a déjà payé pour certains travaux et pour l’administration du dossier, tu réalises que nous n’avons rien à voir là dedans?
Finalement, mon assureur décide de fermer le dossier. Je lui demande une petite lettre, qui expliquera à mon proprio pourquoi il doit lui-même prendre en charge les démarches. Sur la lettre, il y a l’essentiel de mes arguments. Mais ce qui est important pour moi, c’est surtout le logo imposant dans l’entête.
Pour obtenir un deuxième avis et m’assurer une défense béton, MissK me prend rendez-vous à l’ADIL. C’est une association de renseignement légal sur le logement. C’est un service public. Ça prend un mois, mais finalement on me rencontre. J’explique ma situation à la juriste d’office. Je lui cite les articles que j’ai trouvés. Elle avoue candidement qu’elle ne les connaissait pas. Il faut vraiment que le droit français du logement soit bordélique pour qu’un expert ne le connaisse pas dans sa totalité. C’est du petit droit anodin. Dans un état civilisé et fonctionnel, ça devrait tenir dans un recueil de 250 pages, maximum.
Après écoute de mon dossier, la juriste penche en ma faveur, jugeant mes arguments valables. Elle croit que mes propos sont les plus pertinents et les plus logiques. Sans toutefois oser matérialiser son appui par une lettre avec entête (Règle #1 : ne jamais laisser de preuve formelle, dans l’éventualité où on doive changer d’avis la semaine suivante). En sortant de l’ADIL, je me dis : « Au fond, Paris, c’est seulement Ouagadougou moins la chaleur ».
C’est ça le droit français. Ce n’est pas de faire valoir une règle claire. C’est plutôt de choisir un argument dans un grand bac rempli de contradictions, et d’essayer d’amasser un maximum d’appuis en sa faveur. C’est du théâtre, de la poésie. Dans le cinéma américain, l’avocat est dépeint comme un petit teigneux qui manœuvre à coups d’articles de loi. Un stratège à la guerre. Dans le cinéma français, l’avocat est plutôt un acteur dramatique, qui s’épanche grands cris d’outrage devant le juge. C’est le plus émouvant qui l’emporte. Et ici, faute de législation claire et simple pour le petit Droit de tous les jours, on se fait à qui mieux-mieux des procès au civil pour des sornettes de 1500 euros.
Alors prêtez-moi votre courage et votre talent. Dans les prochains jours, armé de la lettre mon assureur, et de l’avis verbal de l’ADIL, je dois bomber le torse et définitivement convaincre mon proprio qu’il doit prendre en charge les démarches. C’est le système légal dit « du meilleur bluffeur ».
Au fond, la France, c’est peut-être le meilleur pays pour apprendre à faire sa chance. Les conditions de vie y sont quand même correctes. Une jungle trois étoiles. Une sorte d’Afrique de luxe. Sauf si vous devenez réellement poète. Et encore…