dimanche 30 août 2009

Trouver la rivière



Il y a de ces endroits qui te font la tête et le cœur en page banche, sur laquelle suffiront deux ou trois traits fins au fusain. Mais aussi peut-être rien. Parce que le silence a sa propre force. Parce que rien, ça fait du bien, quand l’habituel quotidien t’aplatit avec son trop de tout.

En fait, ce n’est pas vrai. Il y a quelque chose. Il y a le sable. L’horizon. Des oiseaux qui sèchent leurs ailes sur la plage. Des vaches et des chevaux qui mangent le trèfle. Le vent qui secoue un peu les foins. Les tracteurs qui, à la vitesse pépère, remontent les huîtres lorsque la marée est basse. Il y a les hirondelles qui ne te demandent rien. La Voie Lactée. Les pierres. Tout un paquet de choses qui se taisent.

Élizabeth a mentionné une rivière souterraine sous le Biao Cotentin. Elle a dit qu’une rivière, ça remet les choses à l’endroit. Quelque chose de ce genre. Moi j’ai parlé de « bonnes vibrations ». Peu importe. Quelque chose a attiré Élizabeth et David à Bretteville sur Ay. Ça les a convaincus d’ouvrir un B&B, de mettre le temps qu’il faut pour rénover une ferme vieille de cinq siècles. Rénovations à l’ancienne, celles qui prennent du temps, qui se font à la main avec des matériaux traditionnels. Le projet avance. Il est grand, il est beau. Le bâtiment comportera un atelier pour des artistes en résidence. Un grand patio pour les bouffes communautaires. Dans cette vaste pièce qui lui sert en ce moment d’entrepôt, David nous dessine d’un geste large ses deux futurs planchers. Une autre chambre ici. Une cuisine là. Dans son regard il y a cette étincelle permanente. Il sourit. Il sourit tout le temps. Mais un sourire qui laisse la place à l’autre. Une sorte d’invitation.

Rivière ou non, je m’en fous un peu. Je ne suis ni hydrographe, ni sourcier. Ni cinéaste, ni astrologue. Alors pour les recoupements de symboles métaphoriques, il faudra repasser. En fait, j’ai seulement une impression. Que ce soit par hasard ou par destinée, j’ai l’impression qu’Élizabeth et David sont les bonnes personnes qui ont fait la bonne chose, au bon endroit et au bon moment. Au Biao Cotentin, j’ai l’impression que tout s’agence naturellement. Que tout tombe à sa place. Que les choses s’alignent.


Petit clin d’œil : David et Ti-Loup (photo de Miss K).

Volontairement ou non, avec le magnifique repère qu’ils se sont bâti, et leur accueil fait de douceur, d’empathie et de sourires, Élizabeth et David sont devenus des médecins de l’âme. C’est une lourde responsabilité. Peut-être ingrate aussi. Chacun ses choix. Moi, le Parisien égoïste, je compte bien en profiter quelques fois encore. Parce que ça me soigne un peu.

Je vous laisse sur quelques images de la fin du jour, telle qu’on la vit dans le Cotentin. Sans aucune retouche photographique!






















P.S. – Le titre de ce billet m’est venu d’une chanson de R.E.M., « Find the River ». C’est une des chansons qui me font du bien. Elle clôt de belle manière le très touchant « Automatic for the People ». Petit fond de country-rock qui me rappelle mon coin de pays. Un must sur la 138. (Ici une version basse-qualité sur YouTube, pour les curieux.)


mardi 18 août 2009

Le vaudeville et ses impacts



Des lectures récentes abreuvent de nouvelles questions ma réflexion sur la société française. Par le fait même, elles m’obligent aussi à réévaluer mes opinions sur le Canada et l’Amérique. Tout d’abord un numéro hors-série de la revue L’Histoire, consacré à la Russie. Puis, « Le Prince » de Machiavel, un classique un peu lourd, mais nécessaire. Enfin, une belle brique de Max Gallo intitulée « Les Clés de l’histoire contemporaine ».

Quand on vient de l’Amérique du Nord, on peut facilement oublier qu’on a grandi sur une terre promise. Depuis 400 ans, l’existence en Amérique est un long fleuve tranquille. Mis à part les tribus autochtones, qui l’ont eu en pleine gueule, aucun peuple n’a eu à subir de réel traumatisme, ou de tension permanente.

Les frontières nord-américaines se sont dessinées relativement paisiblement. Résumons les principaux conflits qui se sont déroulés sur nos terres :
  • Escarmouches inter-coloniales d’avant 1760. (Pas vraiment de données).
  • Déportation des Acadiens en 1755, 15 000 déplacés.
  • Bataille des Plaines d’Abraham en 1759. Environ 1000 morts et blessés. Québec passe aux Anglais. La Nouvelle-France suivra bientôt.
  • Guerre d’indépendance des États-Unis, de 1775 à 1783. Environ 50 000 morts.
  • Rébellion des patriotes du Bas-Canada, 1837 et 1838. Les données difficiles à trouver. Certains parlent de 350 morts.
  • Guerre contre les Sioux, dont la fameuse bataille de Little Bighorn (général Custer), 1876 et 1877. Environ 1500 morts (incluant les Sioux).
  • Guerre de sécession, de 1861 à 1865. Le seul vrai grand conflit, avec 600 000 morts.
  • Bombardement de Pearl Harbor, 1941. 2500 morts.
  • Attaques du 11 septembre 2001. 3000 victimes.

J’en oublie certainement. Mais au fond, il est difficile de trouver un conflit nord-américain qui a profondément remodelé les frontières, ou amené un changement drastique de régime, au prix d’innombrables vies. En fait, on peut parler d’une relative stabilité. En guise de comparaison, la seule campagne napoléonienne en Russie (1812) a tué environ 750 000 soldats en six mois. Et on ne parle pas des villages pillés, des villes incendiées.

Source photo : wikipedia.


Ce que je vois dans mes présentes lectures, c’est un véritable vaudeville politique et guerrier, une danse infernale qui se poursuit année après année. Machiavel me parle des incessants conflits entre principautés italiennes, avec de quasi-invasions de la France, de l’Espagne, de l’Autriche et du Vatican. Chez Gallo, je vois une terrible instabilité s’emparer de la France après la Révolution. Changements de régime fréquents, allers-retours entre l’alliance et la guerre, avec les Russes, les Anglais, la Prusse, l’Autriche, les Hollandais. Presque tout le 19e siècle est marqué du sang. Et puis suivent les deux grandes guerres mondiales.

Je vois des États être rayés de la carte, puis réapparaître quelques années plus tard, comme la Pologne. Ou des inventions diplomatiques, comme le Royaume de Belgique, élaboré en 1830, puis reconnu en 1839. Moi qui croyais que la Belgique datait du moyen-âge! En fait, les vieilles villes peuvent donner une illusion de permanence. Mais en réalité, les frontières européennes ont une étonnante histoire de malléabilité.

Je vous invite à aller consulter cette galerie de cartes sur Wikipedia. Concentrez-vous sur les 11 cartes qui vont de 1750 à 1996. Remarquez ce qui arrive à la Pologne. Et à l’Italie, qui perd pour un moment le haut de sa botte. Voyez la Belgique sortir de nulle part sur la carte de 1885. Et la Finlande sur celle de 1924. La France et l’Allemagne qui s’échangent l’Alsace comme un ballon de foot. Onze cartes sur 250 années : l’Europe change de visage à tous les quarts de siècle. En fait, la période actuelle (depuis la Deuxième Guerre mondiale) est exceptionnelle par son absence de conflits très meurtriers entre grandes puissances.

En gros, si on verse dans la statistique un peu conne, un Européen peut s’attendre à voir les frontières de son pays changer trois fois pendant sa vie. Pas étonnant qu’à peu près n’importe qui puisse revendiquer n’importe quoi. Ossétie du Sud, Monténégro, Wallonie, Flandre, Pays Basque, tout le monde peut appuyer sa revendication de souveraineté sur un moment particulier de l’histoire.

Ce grand foxtrot frontalier, quand on y réfléchit, doit certainement avoir façonné les esprits ici. Qu’advient-il de la notion de permanence? Qu’est-ce qu’une règle? Y’a-t-il un prix à la transgresser? Y’a-t-il des lois, ou seulement des plaideurs plus ou moins talentueux? Qui représente l’autorité? Qui est juge ultime dans un conflit? Sent-on plus fortement l’urgence de vivre? L’Europe rend-t-elle cynique? Si la ville dure plus longtemps que l’État (Bruxelles a plus de 1000 ans, et la Belgique moins de 200 ans), on se sent citoyen d’où : du pays, de la ville, ou même du quartier? Quand on regarde le Palio de Sienne, on a l’impression que les gens de l’endroit ont pour seule capitale l’église de leur quartier.

Au Canada, on se plaît à questionner notre identité nationale. C’est vrai que le Canada, c’est moins exotique que l’Italie, ou même les USA. La mythologie nationale canadienne n’est pas très dense. Pas de Chevaliers de la table ronde. Pas de Jesse James. Pas de moment où la nation presque perdue a été sauvée de justesse par une bande de héros. Pas de grande conquête contre de méchants infidèles.

Mais d’un autre côté, les identités européennes m’apparaissent soudainement un peu plus floues. En fait, l’Europe est forte dans le domaine de la nation. Mais elle l’est moins dans le domaine de l’État. On dirait qu’en Amérique, c’est le contraire. Des États qui donnent un cadre stable, mais aussi fondés dans une ère de grande mobilité. Dans ces cadres, on dirait que les nations américaines n’ont pas encore eu le temps de bien se figer.

Tous ces contrastes entre les deux continents se reflètent certainement dans les esprits, et la manière d’aborder la vie.


dimanche 16 août 2009

Vive le boulanger… vive le boulanger LIBRE!




Le 24 juillet 1967, un vieux président français un peu gâteux nommé Charles de Gaulle lance à la foule réunie devant le balcon de l’hôtel-de-ville de Montréal ces mots fatidiques : « Vive le Québec. Vivre le Québec LIBRE! »

Le lendemain de cet appel sécessionniste, le Premier Ministre du Canada, Lester B. Pearson réagit par un simple communiqué de presse : « Certaines déclarations faites par le président ont tendance à encourager la faible minorité de notre population qui cherche à détruire le Canada et, comme telles, sont inacceptables pour le peuple canadien et son gouvernement. Les habitants du Canada sont libres. Toutes les provinces du Canada sont libres. Les Canadiens n'ont pas besoin d'être libérés. Le Canada restera uni et rejettera toutes les tentatives visant à détruire son unité. »

On note dans cette réaction une tempérance toute canadienne, qui à mes yeux honore Pearson (Prix Nobel de la paix en 1957, soit dit en passant). Car il s’agissait littéralement d’un incident diplomatique qui, selon moi, aurait mérité une affirmation de souveraineté beaucoup plus cinglante. Déjà que de Gaulle, ce vieil insolent, avait plutôt mal commencé sa visite officielle en terre canadienne, accostant à Québec à bord du croiseur Colbert et faisant ainsi fi de la règle protocolaire qui commande qu’un chef d’État arrive via la capitale nationale, Ottawa. Fallait-il qu’il en rajoute, et autant?

On a quand même laissé de Gaulle séjourner deux jours de plus en terre canadienne. Je ne sais pas trop, mais si j’avais eu à réagir à une telle impolitesse, j’aurais sorti le général du pays à grand coup de pieds dans le cul, dans l’heure qui a suivi sa divagation populiste. Non, mais sérieusement, comment réagiraient les Français si un officiel canadien venait gueuler « Vive la Corse libre! » ou « Liberté aux Basques! » dès qu’on le laisse monter sur une balustrade? Moi, de Gaulle, je lui aurais montré la sortie manu militari. Mais bon, ma réaction épidermique doit être due à un reste de sang latin (lire français) que m’ont légué mes ancêtres.

D’une certaine manière, si la France souhaitait que le Québec fût libre, elle n’aurait peut-être pas dû l’abandonner aux Anglais. Le 8 septembre 1760, le Canada et toutes ses dépendances sont cédés comme de la menue monnaie, en prélude au traité de Paris, qui sera ratifié au début de 1763. Après, quand un Français me dit que la langue québécoise est anglicisée, j’ai envie de répondre que ça aurait pu être pire, et que c’est quand même bien d’avoir tenu deux siècles et demie sous le giron des Anglais. Et tant qu’à parler de « liberté », j’ai envie de pousser l’insolence en affirmant que le Québec peut s’estimer chanceux d’avoir été abandonné si rapidement par sa « mère-patrie », surtout quand on regarde ce qu’ont dû subir la plupart des autres colonies françaises. On mentionnera seulement, en guise d’exemple, l’Algérie et l’Indochine… Et, même s’il n’est pas un pays, le Québec est la 44e économie mondiale. C’est comparable au Portugal. À une époque plus contemporaine, la France se serait peut-être battue très longtemps avant de laisser aller un si beau morceau de gâteau. L’Algérie, 112e économie mondiale, a saigné pendant 8 ans pour arriver à son indépendance… en 1962!

Mais bon, assez de politique-fiction. Assez de couteaux remués dans les plaies… Et puis non, encore un petit dernier :-)

C’est Camus, un écrivain français, également « pied-noir » d’Algérie (dis-donc!), qui posait la question : « Que préfères-tu, celui qui veut te priver de pain au nom de la liberté ou celui qui veut t'enlever ta liberté pour assurer ton pain? » C’est une question qui mérite réflexion, surtout quand on doit y répondre personnellement. Mais quand on est un visiteur étranger, comme moi ou comme le général gâteux, c’est plus facile de répondre à l’emporte-pièce la première insolence qui nous traverse l’esprit. Alors moi, du haut de ma basse tribune, je gueule : « Vive le boulanger… vive le boulanger libre! »

Et vous êtes en droit de vous poser une question moins compliquée, mais certes légitime : « Mais pourquoi il dit ça, ce con? »

La raison, c’est que j’ai découvert récemment une drôle de chose par le lien des amitiés. Via Marie-Julie, qui l’a dit à MissK, qui a ensuite rapporté le blog de Josie Baker, qui mettait récemment en ligne cette vidéo de Libé. La vidéo, ce qu’elle nous explique, c’est que les boulangers parisiens ne peuvent prendre de vacances à leur guise. Depuis 200 ans, c’est la préfecture qui décide quand le boulanger prendra ses vacances.

À mes yeux d’Américain, c’est DÉBILE MENTAL (comme on dit au Québec). Allô la France? Il y a quelqu’un au bout du fil? Même si en cette ère moderne, les supermarchés débordent de pain, les boulangers sont soumis à la préfecture. Aux yeux des Parisiens, il semble que le pain frais de bonne qualité soit une denrée à ce point essentielle qu’on en vienne à accepter une diminution des libertés individuelles de certains citoyens. Pas question de manger du gâteau, comme l’avait suggéré Marie-Antoinette. Au diable le boulanger et sa soif de soleil niçois! Nous, on veut de la baguette! On pouvait bien critiquer George Bush et son Patriot Act…

Sérieusement (juste un peu), ce n’est pas ce règlement quelque peu ridicule qui me choque. C’est plutôt qu’il soit encore toléré. Que les boulangers acceptent de vivre avec, « parce que c’est comme ça ». À mes yeux, est inadmissible une telle intervention de l’État dans des domaines qui relèvent complètement de la vie privée : la gestion libre de son petit commerce, et la liberté de choisir la date de ses vacances. Nom de Dieu, on ne parle pas de l’euthanasie ou de l’avortement, ici. On parle de toutes petites libertés individuelles sans conséquence! Qu’est-ce que l’État vient faire là dedans?

D’une certaine manière, ça m’aide à comprendre un peu plus les Français. Et surtout à comprendre pourquoi les Français ne comprennent pas toujours bien l’Amérique (la partie USA). « Pourquoi ils n’ont pas de système santé public aux États-Unis? » « Pourquoi ils défendent le droit de porter une arme? » Les Français trouvent rigolo et un peu arriéré la devise du New Hampshire : « Live Free or Die ». Pourtant, il est sérieux quand il dit ça, le fermier du New Hampshire.

Parce que les États-Uniens, en majorité, sont complètement allergiques à l’intervention de l’État dans le domaine privé. C’est viscéral. C’est un des traits fondateurs de cette nation. Si un fonctionnaire américain décidait d’imposer une date de vacances à un boulanger, ce dernier prendrait probablement les armes. Bon, j’exagère un peu. Mais chose certaine, le fonctionnaire serait forcé de démissionner devant le tollé provoqué par sa décision quelque peu plénipotentiaire. Aux USA, on ne veut pas de fonctionnaire. On préfère le communautaire. L’association du coin. Le pasteur baptiste d’à côté, et sa congrégation. Aux yeux d'un États-Unien moyen, le socialisme à la sauce française, c'est presque du communisme.

Au Québec, on accepte beaucoup mieux le socialisme à l'européenne. (Et ça se reflète dans nos prélèvements fiscaux.) Mais nous avons certains réflexes américains, notamment en ce qui à trait à la liberté de prise de vacances. Déjà que le Québécois n'a pas droit à beaucoup de vacances annuelles (2 semaines selon la loi), il n'accepterait pas de se voir imposer une date pour les prendre. Du moins pas par un fonctionnaire. Par un patron, peut-être. Business is business.

Mais je reviens en France (pour ainsi lâchement éviter d'avoir à expliquer la contradiction toute québécoise que je viens d'illustrer au paragraphe précédant...) À Paris, le boulanger accepte son sort. Il dit : « Bof, fait chier, mais ça va ». La France est fière de sa république. Elle aime son État. Assez pour tolérer certains de ses égarements.

Je ne dis pas que c’est mieux en Amérique, loin de là. Hormis le général mégalo ci-haut mentionné, je ne condamne rien ni personne. Les Français peuvent bien vivre comme ils l’entendent, et voir le monde comme ils le souhaitent. C’est bien comme ça. C’est leur version du bonheur, et de la liberté. Ce que je fais, en réalité, c’est prendre conscience de l’ampleur de cet océan culturel qui sépare les deux continents. Absolument fascinant! Vraiment.

Au fond, le général, peut-être qu’il n’a pas eu le temps de terminer sa phrase. Peut-être qu’il a été stoppé dans son élan par la foule enthousiaste. Peut-être qu’il voulait seulement dire : « Vive le Québec libre… de légiférer sur son territoire en matière de vacances des boulangers! » Mais il a manqué de rythme. Il a fait la pause au mauvais endroit. Et il était trop tard : la foule a réagi, et l’histoire s’est écrite d'elle-même, comme c’est son habitude.


mardi 11 août 2009

Le Français expliqué aux Martiens



Bon, ça y est. Ça fait 13 mois que je suis ici, à mariner dans le contexte français, y allant de mes petites observations. Je crois que je suis mûr pour une distillation de mes idées. Donc, à partir d’aujourd’hui, et pour les prochains billets, je me lance dans un projet ambitieux. Je vais expliquer le Français. Je vais présenter ma vision de Martien, à l’attention d’autres Martiens. Il y aura des maladresses. Des impolitesses. Mais bon, on ne fait pas de tarama sans battre un Grec.

Pourquoi je parle de Martien? Parce qu’au début, aux yeux de l’étranger, le Français est un véritable extra-terrestre. Mais après un moment, il faut se rendre à l’évidence qu’en France, le Français est chez lui. S’il y a un Martien à Paris, c’est moi. Je vous donne un petit exemple, mais vous irez voir bientôt chez MissK pour mieux comprendre. Avec l’appareil-photo, mademoiselle a documenté ces petites affiches « Fermé pour les vacances » que les Français mettent dans la porte des commerces. Pendant qu’elle prenait ses photos, les gens nous regardaient d’un air ahuri. Ils avaient l’air de se dire : « Mais qu’est-ce qu’ils foutent ces deux cons ? » Parce que pour un Français, rien de plus banal qu’une affichette « fermé-vacances ». Dans la tête du Français, tout est normal, sauf ces deux Martiens qui prennent des photos. Ils sont bizarres les touristes. Qu’est-ce que ces affichettes peuvent bien avoir d’intéressant? Parce que sur la planète France, il est tout à fait normal, quatre semaine par année, de déplacer la majorité de l’activité économique du pays vers un seul et même lieu appelé « la Côte d’Azur ».

Donc, cette petite étude, je la fais à l’attention des autres Martiens. Je ne sais pas quelle sera mon assiduité, mais j’essaierai d’aller au fond des choses. Je parlerai des Français, mais en fait je parlerai surtout de moi. J’espère aider d’autres Martiens à mieux comprendre. Et j’espère que des Français comprendront mieux comment leur « normalité » à eux est perçue par le Martien moyen que je suis. Premier sujet, le « tout au même moment ».

Tout au même moment


(source)

Il y a des trucs que les Français font tous au même moment, sans trop se poser de questions. Le truc dont on entend le plus souvent parler à l’étranger, ce sont ces fameux bouchons sur les autoroutes, lors des vacances estivales. Ça fait les bulletins de nouvelle, même au Canada. 500 kilomètres de bouchons. 1000 kilomètres. Pour nous, Américains, c’est complètement inédit. Inimaginable. Pourtant, le système autoroutier français est magnifique. Il est fluide, entretenu, vraiment top-qualité. Mais bon, une fois par année on décide de tester à fond la couture. Les Français partent tous en même temps, dans la même direction. Ils font un test d’évacuation, comme si on leur avait annoncé l’arrivée imminente d’un cataclysme. Ouragan Katrina II. Invasion par l’armée belge. Je ne sais pas.

Cette période annuelle doit être un laboratoire magnifique pour les autorités, qui peuvent recueillir les données stratégiques sur lesquelles sont échafaudés leurs plans d’urgence. (Ça tombe bien : les réacteurs nucléaires français prennent de l’âge.) Et tout ça se fait dans la gaieté. Au journal télévisé, t’as toujours un Français qui a parcouru à peine 88 km en sept heures. Il est philosophe. Presque souriant, il déclare à la caméra : « Ben c’est comme ça hein! Faut être patient. C’est toujours comme ça les vacances. » Il est heureux, il imagine déjà les plages, qu’il devrait voir d’ici environ 48 heures. Il n’est pas stressé; il a quatre semaines pour en profiter.

Sérieux, il est fort le Français. Il a une patience d’acier. 1000 km de bouchons sur les routes canadiennes, et il y aurait des morts. Ce serait l’état d’urgence. Le premier ministre serait obligé d’aller survoler la zone en hélico, pour montrer au bulletin du soir qu’il est préoccupé par la situation. Dans une conférence de presse, les ministres des Transports et des Affaires sociales parleraient de distribution alimentaire aux sinistrés. À la radio, il y aurait des messages rappelant au gens de bien s’hydrater.

Le plus drôle dans cette histoire, c’est que tout est prévu d’avance! Rien n’est fortuit. Tout le monde sait que ce sera l’horreur. Il y a même un site web qui annonce les journées vertes, jaunes, rouges et noires. Ils appellent ça « bison futé ». Les habitudes des Français sont si bien connues que les prédictions sont affichées des semaines à l’avance.



Alors tu demandes à des Français : « Pourquoi vous partez tous en même temps? Pourquoi pas deux jours plus tôt, ou plus tard? Pourquoi pas en septembre? Il fait encore chaud en septembre? Et en plus, c’est moins cher. » Et là c’est rigolo. T’as le Français qui ne sait pas trop. Qui hésite, comme s’il n’avait jamais trop réfléchi à ça. Question inédite. Puis viennent ensuite des réponses un peu creuses : « Ouais mais y’a les enfants et la rentrée en septembre. » Comme si la vie d’un enfant pouvait être irrémédiablement perturbée par une absence de deux semaines dans son cursus scolaire du primaire. Quel drame, mon enfant croira toute sa vie que l’alphabet commence par B. T’as aussi la fameuse réponse : « Ben, comme ils louent les terrains de camping à la semaine, c’est difficile de partir deux jours avant. On serait dans la merde pendant deux nuits. » Ce à quoi je réponds : « Allo les businessmen français! Vous ne voyez pas l’opportunité ici? Le marché potentiel? » Des milliers de gens qui seraient heureux de payer un petit peu plus cher pour éviter les bouchons. La formule « 2 jours de plus »? Un beau slogan : « Ne passez pas vos vacances sur l’autoroute : arrivez deux jours plus tôt! »

Y’a pas que pour les vacances que les Français sont synchronisés. C’est un truc quotidien. Dans le RER, à 8h45 le matin, tout est tranquille. Et à 9h15, c’est l’anarchie. À la cantine, dix minutes après 12h00, c’est la guerre. À 18h00, les restos sont vides et les terrasses sont pleines. À 20h00, c’est le contraire. Le samedi vers midi, tout le monde revient du marché. Et le dimanche après midi, tout le monde prend des fleurs pour le dîner chez maman-papa. On pourrait faire des paris. Ça fait trois heures que la boulangerie est vide. Eh bien je te parie cinq euros que dans 15 minutes, il y aura une queue. En fait, les Français sont tellement prévisibles qu’après un moment, l’étranger ne fait plus jamais la queue.

Je reviens sur les départs en vacances, dans le gros de l’été. Pourquoi personne n’offre d’alternative? Et pourquoi personne n’exige une alternative? Après une année ici, je dirais que les Français sont des traditionalistes. Ils vivent quotidiennement avec le poids de traditions centenaires, voire millénaires. C’est difficile à comprendre pour l’Amérique, où tout est nouveau, tout est jetable, tout est modifiable et négociable. Où tout est à penser (pour quelques années encore, un peu). En France, le « parce que c’est comme ça » est très fort. Je crois que le Français aime la tradition. Il la chérit. Il la défend, entre autres, avec ses AOC.

Comme Américain, on sera porté à parler d’un manque de flexibilité. Ça nous apparaît comme un défaut. D’ailleurs, une des pires insultes américaines, c’est de se faire traiter de « réfractaire au changement ». Et pourtant. Avoir un côté un peu traditionaliste présente certains avantages. Ça évite de perdre sont temps en remises en question trop fréquentes. Ça permet de développer une maîtrise très forte dans certains domaines. Ça permet d’avoir des attaches, de se créer une histoire. Une identité nationale. Ça permet d’avoir son propre « label ». Ça permet de savoir qui on est, et d’où on vient.

Une question comme ça : c’est quoi un Canadien? À part le sirop d’érable et le hockey, y’a quoi? Y’a quoi, et surtout, depuis quand? Et comment ça nous modèle?


lundi 3 août 2009

Route 138



Comme tout bon expatrié, je m’abandonne parfois à la mélancolie. C’est un bel état, la mélancolie. C’est un endroit paisible. Agréable, parce que tout y est idéalisé, où chaque image passe à travers un filtre doucereux de biais positif. Voici un de me thèmes favoris : la 138.

La 138, c’est la « Route 66 » du Québec. D’ouest en est, elle serpente le territoire dans sa largeur, sans jamais trop s’éloigner du Saint-Laurent. Sur ses 1371 km, le maigre « Chemin du Roy » traverse Montréal (rue Sherbrooke), puis Québec (boulevard Hamel), nous fait visiter la région de Charlevoix, avant de glisser vers les profondeurs sauvages de la forêt boréale, au-delà de Tadoussac, dans cette sombre immensité où les touristes français n’osent pas vraiment s’aventurer : la Côte-Nord, le Far-East des bucherons et des mines de fer.

Cinq ou six fois par année, motivé par mes devoirs familiaux, ou par l’envie de manger le meilleur crabe au monde, je me tapais les 800 km qui séparent Montréal de Baie-Comeau, la ville de mon enfance. Profitant d’un week-end de pont, je quittais mon travail vers 15 heures le jeudi, question de devancer un peu le trafic. Soit dit en passant, je n’avais pas à subir l’ignoble petit commentaire : « Tu prends ton après-midi ? » Cette blague narquoise, petite et mesquine, habituellement prononcée le plus publiquement possible par des collègues jaloux, est un produit typiquement français. Quand je l’entends, j’ai envie de dire : « Hey le Français, quand j’arrive ici le matin, tu dors encore dans ton lit. Et quand tu vas prendre ton café pendant 30 minutes avec les collègues, moi je travaille ».

Donc je partais vers 15 heures, l’âme en paix, avec la satisfaction du boulot bien fait. Parce que ce qui compte, ce n’est pas d’être « vu sur les lieux du travail », mais plutôt de livrer la marchandise. Mais c’est mon système de valeurs à moi. D’autres sont libres de rester très tard pour donner l’impression qu’ils bossent beaucoup. Quoique que bosser très tard peu aussi donner l’impression qu’on est désorganisé et inapte a bien évaluer ses missions. Donner l’impression qu’on n’est pas très productif. Pas créatif. Incapable de maximiser ses efforts, et d’optimiser ses méthodes. Pas disponible pour rester très tard quand il y a vraiment du travail en extra, parce qu’une simple charge de travail normale nous oblige déjà à rester très tard. Et encore, parfois j’ai l’impression que plusieurs ne font qu’acte de présence après 17 heures, s’étalant pendant encore deux heures en badinages et en chaînes de courriels stupides… (Fin de la digression.)

Donc, je partais vers 15 heures, la voiture pleine d’essence et une quinzaine de CD (je suis old-fashioned) à portée de la main sur le siège du « helper », comme on dit chez nous. Pour les premiers 250 km, je trichais un peu. Je passais par l’autoroute 20. C’est vrai que la 138 entre Québec et Montréal, est magnifique. Dans les terres, près de Yamachiche, on est au niveau du fleuve, et les épis vont se perdre dans l’eau. Ou plus loin, dans la région de Portneuf, ce sont les vallons verdoyants, les vieilles granges, les petits clochers et les fromageries. Mais Québec-Montréal par la 138, c’est quatre heures de route, au lieu de deux heures par l’autoroute.


Vue de Neuville, sur le Chemin du Roy. (source)


Certains contournent la ville de Québec par le boulevard de la Capitale, un périphérique laid et morne. Si votre direction est la Côte-Nord, cette voie de contournement qui contourne un peu trop longtemps ne présente pas de réel avantage. Moi j’aimais mieux traverser Québec par le boulevard Charest. Cette artère reste assez efficace, même si elle plonge dans les quartiers Saint-Jean-Baptiste et Saint-Roch, où j’ai fait mes études. De belles années, de bons amis, de belles amours. Petit coup d’œil au Vieux Québec sur son promontoire, avant de longer les battures de Beauport et l’Île d’Orléans, verte et superbe au milieu du fleuve.


Les maisons ouvrières du quartier Saint-Roch, à Québec. (source)


C’est après Québec que commence le vrai périple. C’est à ce moment qu’on quitte la civilisation. La route 138 court encore sur 1000 km. Moi, il m’en reste 500. Répartis sur ces cinq cents bornes qui longent le fleuve, seulement 30 000 habitants. Pour vous donner une vague idée, c’est comme si on prenait 1 kilomètre carré de Paris et qu’on l’étalait sur 500 kilomètres. C’est très clairsemé. Et très beau aussi. Entre Québec et Baie-Comeau, il y a probablement un total de dix feux de circulation. Je me souviens d’une époque où il y en avait seulement cinq. Je les avais comptés. Je trouvais la blague rigolote : « C’est où Baie-Comeau? Allez tout droit, c’est au cinquième feu après Québec ».

À ce moment du périple, je roule depuis trois heurs environ. J’ai écouté au moins quatre CD, que j’ai probablement chantés à tue-tête d’un bout à l’autre. J’adore chanter dans l’auto. Seul dans une auto, on se sent comme dans une salle du bain. C’est un lieu intime, coupé du monde, où on peut déconner à souhait. Et sur 800 kilomètres, on finit par déconner beaucoup. On oublie. Et il y a toujours ce moment de honte totale, lorsqu’investi dans une superbe imitation d’Elvis, on oublie que le feu est passé au rouge, et qu’on a ralenti, et qu’on s’est arrêté, et que si ce piéton nous fixe d’un air plutôt bizarre, c’est qu’il entend tout de notre performance saugrenue.

L’hiver, la 138, c’est long. Il fait noir à 17 heures, alors la majeure partie du trajet ressemble au début fantomatique de Lost Highway (David Lynch). Mais avant la neige, ou après selon votre vision du temps, c’est beau la 138. Je fais généralement une pause à Baie-Saint-Paul, dans Charlevoix. C’est mon étape. Je bouffe un peu, je mets de l’essence.


La Baie Saint-Paul à marée basse. (source)


Mais je ne tarde pas trop, parce que j’espère voir tomber la nuit, sur les hauteurs de Cap-à-l’Aigle. À cet endroit, on a une vue du fleuve qui se perd dans la l’horizon, flanqué à gauche par les collines du bouclier canadien, et à droite par la ligne pourpre des sommets appalachiens. Sur l’eau, quelques îles longues et minces se prélassent dans les dorures du coucher de soleil. C’est à cet endroit qu’on renifle les premières notes d’air salin; premiers signes tangibles de la métamorphose du Saint-Laurent, de fleuve en mer.


Coucher de soleil dans le clocher de Cap-à-l’Aigle. (source)


De là, on s’enfonce un peu dans les vallons d’épinettes, jusqu’à Baie-Sainte-Catherine, au bateau. Un kilomètre de voie maritime au milieu du fjord du Saguenay. On ne bâtit pas un pont de la taille du Golden Gate pour desservir un groupe de seulement 60 000 âmes semées sur un littoral sans fin. Alors la traversée se fait en bateau. On profite de la pause. On prend l’air. On fait pipi. On s’achète un détestable café instantané, servi par un des automates brunâtres mis à notre disposition sur le traversier.


Vue du Fjord du Saguenay, du traversier. (source)


Lorsque le bateau accoste à Tadoussac, il fait nuit. Il reste 200 kilomètres. Deux heures d’introspection, le plus beau moment. Sur la route déserte à cette heure, on traverse les villages qui dorment. Grandes Bergeronnes, Les Escoumins, Longue-Rive et ses interminables dix kilomètres à vitesse réduite. Entre ces îlots de lumière blafarde, il n’y a que du noir : les forêts d’épinettes, les tourbières, l’asphalte, et le ciel. Hypnose.

Je vous mens un peu. Dans le contraste des phares, le ciel a l’air noir. Mais il ne l’est pas du tout. Il faut absolument s’arrêter sur le bord de la route, deux minutes. Dans le silence complet, on voit tout l’univers, et la grande traînée bleue de la Voie Lactée, somptueuse volute couverte de ses mille soleils. Et si on a un peu de chance, dans la grande tranquillité, pas loin de Colombiers, on verra des aurores boréales glisser contre la voute, comme des serpents fantômes, nacrés et luminescents.


Aurore boréale. (source)


Vers 23 heures, Baie-Comeau apparaît, endormi sur les rives de la Manicouagan. C’est la fin du périple. C’était joli, mais après huit heures de route, il est temps que ça finisse. Reste que tous ces paysages, ils sont en moi, et ils me sont précieux. J’ai parcouru la 138 si souvent que ce chemin est attaché à un tas de mes souvenirs. C’est normal que cette route remonte un peu quand j’ai un accès de mélancolie.

Mais récemment, j’ai trouvé un coin joli en France. Un coin un peu désert, tout vert, avec beaucoup d’eau, et une lumière qui me rappelle celle de l’estuaire du Saint-Laurent. C’est le Cotentin. Je suis heureux que les vacanciers français aillent s’empiler comme des cons sur la Côte d’Azur, à se faire snober par les petits hôteliers arnaqueurs. Moi je garde le Cotentin. Foutez-moi la paix ;-)