dimanche 19 septembre 2010

Éparpillé

Le problème de mon cerveau, c'est qu'il s'égare. Je pense à trop de machins en même temps. Je me pose des questions, mais je ne cherche pas souvent les réponses. Voici quelques uns de ces égarements, survenus pendant la prise de mon café dominical.


Au pays des aveugles

Ici, les Français disent que mon anglais est parfait, sans accent. Mais moi je sais que je fais des erreurs. J'échappe le « ann » de Manhattan au lieu du « enn » de Steven. Je place la tonique sur la mauvaise syllabe. Je perds l'habitude de dire le 'r' correctement : je le fais rouler comme dans les langues latines, alors que la version anglaise n'est qu'une subtile constriction guturale. Je n'arrive plus à dire « horror » comme il faut. Mais les Français ne détectent pas ces subtilités.

Je pensais à cela, et je me disais que c'est peut-être la même chose pour l'appréciation du vin. Prenons pour hypothèse que j'ai toujours bu du bon vin, mais sans jamais verser dans le grand luxe. On me donne un grand cru. Ah, c'est magnifique ! C'est parfait ! Ensuite on me donne un très grand cru. Il coûte deux fois plus cher. Mais là, je suis comme un con. Je ne comprends pas trop. C'est vrai que c'est bon, mais pourquoi deux fois plus cher ? Je n'ai pas l'habitude de ces subtilités uniques qui font sa rareté, ou sa qualité. Je ne les détecte pas.

C'est non seulement une question de degré d'expertise, mais aussi de qui évalue cette expertise. Ainsi, on me déclare à Paris expert de l'anglais.


Source photo : wikipedia.


On se connaît ?

Y'a quelques années, on basculait de « the medium is the message » vers « the brand is the message ». Avec la démocratisation d'internet et l'apparition des réseaux sociaux, nous sommes maintenant dans une période « d'auto-branding ».

Les gens font des blogs, se construisent une identité publique sur Facebook ou LinkedIn. Cette identité fabriquée est évaluée, et prise au sérieux, par un nombre croissant d'employeurs. L'habit fait le moine. Je publicise, donc je suis. La personne est une marque. Pire, celui qui n'a pas sa page personnelle est jugé rétrograde, voire suspect. À tout le moins, on a un peu l'impression qu'il n'existe pas.

Puisque tout le monde souhaite être original, mais que tout le monde est sur Facebook, j'en déduis que le summum de la branchitude, dans les prochaines années, sera l'anonymat le plus complet. Le problème, toutefois, est que la branchitude n'existe que par la comparaison (agrémentée d'un peu de mépris, pour faire classe). Or, pour comparer, il faut communiquer. Un noeud gordien qu'on tranchera par l'utilisation d'agents. La prochaine branchitude ne sera pas de s'auto-publiciser, mais plutôt de publiciser son anonymat complet à travers une tierce personne.

Vous aurez atteint l'utime branchitude lorsqu'on dira de vous au café : « Je n'ai aucune nouvelle de Bob. Je ne sais même plus s'il a déjà existé. Trop cool ! » Mais pour profiter pleinement de votre plaisir narcissique, vous devrez vous munir d'espions qui vous rapporteront les propos sur votre absence.


Mon poétique cerveau

Paraît qu'on ne reconnaît pas chaque lettre d'un mot, mais plutôt sa forme globale. Ainsi, vuos n'avez aucn prolbème à comprndre cette phrase. Mais ce qui est génial, c'est que le cerveau fait parfois de petites erreurs absolument poétiques. Comme récemment, où pendant un paragraphe complet, j'ai lu « ordures » au lieu de « dorures ». J'ai adoré. Ça faisait plein de sens. Et c'était rigolo d'imaginer des gens appliquer des ordures sur les plâtres de Versailles.


Mon 110 %

Y'a cette bonne vieille métaphore du « 110 % ». Je donne mon 110 %, je donne un peu plus, je m'investis. Mais récemment dans une pub, j'entendais un vendeur d'auto dire qu'il donnait « son 110 %, son 120 %, et même son 150 % » pour satisfaire sa clientèle. J'avais envie de lui demander pourquoi il ne donnait pas son 183,77 %, tant qu'à faire. Et comment mesure-t-on la différence entre quelqu'un qui est motivé à 110 %, et un autre qui l'est à 130 % ?

Pourrions-nous faire une pause dans l'inflation, un moment ? Personne ne donne son 110 % parce que c'est impossible. Même si tu travailles 60 heures par semaines, tu donnes juste ton 36 %. Parce que tu perds pas mal de temps à dormir, à te nettoyer l'aisselle, et à réchauffer ton Fleury Michon (Swanson, au Canada). Je comprends le sens de la métaphore, mais à partir de 111 %, elle est constituée à 150 % de connerie.


Mon dialisation

Arrive un point où la mondialisation déconne complètement. Récemment, j'achète un t-shirt blanc, le genre sous-vêtement. Un « marcel », comme ils disent ici. Évidemment, il est pas cher, de qualité médiocre, une sorte de papier-cul vestimentaire. Il a été fabriqué en Inde. Désolé, je n'achète pas mes t-shirts chez Lacrosse. C'est le même truc indien, étoffe vaguement plus épaisse, avec un petit reptile sur le téton gauche. Mais dix fois plus cher. Y'a déjà l'Indien qu'on exploite, faudrait quand même pas que j'y passe aussi...

Donc, Communauté européenne oblige, le t-shirt est fait pour être vendu un peu partout, sans altération, sous diverses appellations. Suffit de le brander aux couleurs de la boutique ou de la marque. On peut faire ça avec avec un autocollant. Ou un sachet funky. En épinglant un gros ruban fashion du genre « Lionel's super raw coton original wear 150% extreme normality ». Ou en le glissant dans une boîte family-pack de 25 t-shirts.

Bien sûr, en prévision de sa grande distribution, on a cousu au collet de mon t-shirt une liasse d'étiquettes réglementaires dans 97 langues et dialectes. « 100 % cotton / coton / algodon / cottone / baumwolle / katoen / algodao / bawelna / pamut / bumbac / bavlna / bomull / pamuk / etc., etc. » Y'a même des kanjis, deux versions cyrilliques, et ce que je crois être du persan.

Comme je n'aime pas trimballer le tome 17 de l'encyclopédie Grolier sur ma nuque, j'entreprends de retirer les étiquettes. Évidemment, je détruis complètement le collet. Trois euros à la poubelle.

Morale de cette histoire : mieux vaut acheter son t-shirt Made in India chez Lacrosse, où des ouvriers hautement spécialisés (d'où le prix de vente) brodent un petit reptile sur le téton, et peuvent ainsi légalement remplacer la liasse par une jolie étiquette Made in France en nylon imitation satin.


P.S. - pourquoi on ne fait pas des étiquettes qui fondent au premier lavage ? En amidon de maïs, ou un truc du genre ?

3 commentaires:

La tortue légère a dit…

peux pas m'empêcher de causer, personne m'a coupé l'étiquette derrière la tête.
Non, mais koikeu tu dis ? Un bon coup de ciseau et ça marche! Tu avais bu trop de bon vin à 110% de nitrates ?

sacré Paul ! Merci pour tout.

sylviane a dit…

j'ai le souvenir d'un cours d'anglais où on nous apprenait à dire "My tailor is rich", accent ou pas accent, je ne m'en souviens plus! Par contre bonjour Mme COMPERA, prof parmi mes profs favoris :-)

Anonyme a dit…

Entre l'expertise et le 110%, je dirais qu'il faut comprendre que tout ceci est relatif.

Ce n'est pas nécessairement faux de dire qu'on est a 110%. Tout dépend ce que représente ce 100%. la journée de 8h ?

Avec +2 ans a Paris, c'est par encore le moment de la synthèse mais ça approche.

Le luxe c'est justement de payer le double ce qui est juste un peu meilleur que le bon. En comparant cote a cote on peut mieux identifier les différences que ce soit un vin, un plat, une montre, etc ...
Et puis il y a aussi la frime.

Paul