dimanche 14 décembre 2008

Pinball



J’ai parfois l’impression d’être une goutte d’huile sur une marre d’eau. L’impression d’habiter un scaphandre. Comme si je vivais en autonomie, avec ma propre réserve d’air, dans un monde sur lequel je glisse. Un monde dont l’étrangeté et la folie m’apparaissent impénétrables. Un univers humain qui me balance ses contradictions; qui me laisse un tas de questions, mais pas de temps pour trouver les réponses. Je me sens soumis à un bombardement intense de morceaux de vie sans lien commun, de flashes, dont l’effet stroboscopique finit par m’engourdir.

Cette sorte d’imperméabilité induite devient probablement un beau refuge pour mon cerveau un peu trop cartésien. J’ai l’impression de me retrouver à l’écart, contre un rocher à l’abri du courant. Un endroit où j’arrête de juger, de moraliser, ou de chercher des réponses. Quand je me sors de la vie, ou quand elle m’expulse, je trouve une sorte de paix. Et le monde se révèle un puzzle fascinant dans son impossibilité, dans sa multiplication à l’infini d’improbabilités. Un monde comme une cathédrale gothique, somptueuse anarchie d’ornementations complexes, de colonnes et de voûtes. Un fractal dans lequel je ne sais plus si l’humanité tient de la volonté ou de la chance.

Source photo : wikipedia.


Ces derniers jours j’ai devancé Noël avec un ami de passage, qui aime le bon vin et la bonne bouffe. Un peu trop pour sa santé. Et comme je cède rapidement à certains arguments, j’ai moi aussi soumis mon corps à quelques excès. Tartare, pinot noir, huîtres, foie au torchon, pâtes al dente, jarret d’agneau, saint-marcellin, croissants chocolat-amande, cafés bien tassés, bières fraîches, charcuteries corses.

Pour moi, le hit de ces 72 heures d’intense activité gustative a été un petit dessert qui s’annonçait sans prétention. Voulant décanter du beurre et de la crème, cherchant un peu de légèreté après tant de protéines, j’ai été attiré par un truc tout simple : poires dans une réduction de vin rouge avec sorbet à la cannelle. Il s’agissait là d’un choix intelligent. La poire est un joli fruit, mais beaucoup trop simple pour assurer le premier rôle dans une grande œuvre. La cannelle est l’épice du chaud, pas du glacé. Et comme elle est souvent mal dosée, elle envahit le plat au point de le rendre infect. Quand au vin rouge, même réduit, il ne contient pas assez de sucre. Son acidité, son bois et ses tannins créeront une amertume qui bousculera la poire. Il m’arrive de choisir des plats de toute évidence trop risqués, dans l’espoir de tomber sur un truc pas trop réussi. Ainsi, je ne termine pas l’assiette. En matière de contrôle de la gourmandise, quand la volonté manque, il reste la stratégie.

Mais le chef a trop bien joué ses pièces. Dès la première bouchée il a couché toutes mes lignes défensives et m’a mis mat. La poire, tel un judoka, s’est servie de sa souplesse pour propulser en avant le vin et la cannelle. Ces deux ingrédients, je vous le rappelle, sont les principales composantes de cette ignoble décoction qu’on appelle ici « vin chaud ». Leur union destructrice, catapultée par la poire, aurait dû faire gicler ma cervelle sur le mur, comme les balles d’un mafioso. Mais le chef avait pris soin de castrer la cannelle, lui enlevant son brûlant par je ne sais quel tour de magie. Et dans la réduction de vin, que du parfum. Aucune trace de cette acidité capable de dissoudre une molaire. Moi qui avait prévu une attaque olfactive digne de l’Aqua Velva, je me retrouvais avec dans ma bouche une sorte de légèreté langoureuse et caressante. Évidemment, j’ai fini le plat. Et pendant un moment, j’ai considéré la possibilité de m’éclipser aux toilettes pour lécher le fond de l’assiette.

Pendant que j’engouffrais ce délice, je pensais à l’absurdité de la vie, à ses chemins déroutants. Quand on parle d’absurdité dans la vie, on fait trop souvent l’erreur de souligner le noir, et uniquement le noir. Mais c’est aussi dans son absurdité que la vie trouve toute sa beauté. Combien de hasards, combien d’amours fortuites, combien de couples mal assortis mais heureux? Pourquoi un cuisinier se risquerait à assembler poires, vin et cannelle dans un plat froid? Et réussir un tel mélange, on ne peut pas y arriver du premier du coup. Alors tous ces efforts, au nom de quoi? Et moi, qui reçois ce moment d’extase, qu’ai-je fait pour le mériter? Pourquoi moi? Nous avions initialement prévu manger dans un autre resto. Si nous avons fini la soirée près de chez moi, et si ces poires m’ont été servies, c’est simplement parce qu’une pluie froide de décembre et un peu de fatigue nous ont ôté l’envie d’aller trop loin ce soir là.

La belle absurdité de la vie, je l’ai aussi sentie au Toys R Us de la Défense avec Éric, mon ami en visite chez moi. Nous avons passé deux jours à chercher une maudite petite voiture verte à cinq euros. Chick Hicks, le méchant du film d’animation « Cars » de Walt Disney Pixar. Le petit garçon d’Éric est en amour avec le méchant. Et probablement parce que c’est le méchant, les fabricants de jouets ont estimé que sa popularité serait moindre que celle de Flash McQueen, le héros du film. Donc, rareté et pénurie.

Nous avons fait le BHV, les Galeries Lafayette, les Printemps et les Monoprix pendant deux jours à la recherche de la petite voiture verte. Au Toys R Us, c’était le délire. Une foule pré-Noël comme je n’en avais jamais vu, quelque chose qui défie toute logique. Pourquoi un tel merdier? Les enfants qui chialent, les parents hystériques. Les files interminables, les allées remplies de gens qui jouent du coude, des boîtes sous chacun des bras. Éric, la tête dans un gros bac plein de petites voitures, à chercher et à trier, concentré. Je regardais les montagnes de jouets, les gens stressés qui cherchaient. Un stress à la limite du « mode survie », la compétition. Ça m’a rappelé une exposition de photos que j’avais vue à Québec. Des photos de gens qui vivent sur des dépotoirs, dans d’autres parties du monde. Des gens qui cherchent, qui grattent des montagnes, traînant derrière eux leur récolte de ferraille.

Tout ça pour un produit dérivé d’un film qu’on aura presque oublié dans douze mois. Tout ça pour une babiole que le fils d’Éric abandonnera rapidement derrière un meuble du salon. Mais en fait, j’écoutais Éric parler et je voyais à quel point il anticipait la joie de son fils. Cette petite voiture verte qui lui donnerait l’occasion de voir son bambino sautiller partout dans la maison, fou comme un balai pendant une heure ou deux. Et je comprenais très bien. Éric, et aussi tous les autres parents au bord de la crise de nerfs dans un Toys R Us bondé. Seulement, je me disais : « Quel chemin étrange. Quelle vie bizarre dans laquelle nous passons... »

J’ai suivi Éric dans sa recherche de cadeaux pour les membres de sa famille. Le centre commercial était un vrai zoo. Les gens se coupaient, se marchaient sur les pieds, se précipitaient. Certains couraient, cellulaire à la main, paquets sous les bras. J’ai vu des crèmes antirides à 200 euros. Des sacs à main à 750 euros; le prix d’une semaine au soleil, transport inclus. Des Père Noël en plastique à 10 euros. Des enfants qui pleuraient. Récemment, dans un Wal-Mart au États-Unis, une personne a été piétinée à mort.

Ce matin j’ai accompagné Éric jusqu’au RER B, direction aéroport. Sur le retour, dans la rame presque vide, il y avait deux jeunes hommes qui portaient un panama. Ces chapeaux semblent être la nouvelle mode à Paris. À quel moment précis ces deux jeunes hommes ont-ils choisi de porter un panama, et pour quelles raisons? Pourquoi un panama, au lieu d’une casquette, ou d’un foulard? C’est très beau un panama, mais pourquoi maintenant? Pourquoi pas l’année dernière? Pourquoi collectivement?

Rentré chez moi, j’ai lu dans les médias qu’on vient d’arrêter Bernard Madoff, un célèbre gestionnaire de fonds de Wall Street. Cinquante milliards partis en fumée dans une arnaque vieille comme le monde, un « Ponzi scheme ». Une simple vente pyramidale. On promet des intérêts anormalement hauts aux investisseurs. L’argent des nouveaux investisseurs est redirigé vers le compte des anciens, leur laissant croire à un versement d’intérêts. Cette mécanique frauduleuse s’effondre inévitablement après un moment. C’est l’enfance de la fraude en finance. Un truc archi-connu, d’une simplicité quasi enfantine. Ponzi a été démasqué et arrêté en 1920. Et maintenant, en 2008, dans un système financier supposément sophistiqué, Madoff rejoue le disque. Il a exercé avec l’approbation de la SEC, la Securities and Exchange Commission, organisme de surveillance des marchés américains. Et les clients floués ne sont pas des petits investisseurs. Ce sont des banques. Des fonds de placements gérés par des experts. Comme si Patrick Roy se faisait compter un but par un Atome B. Tous ces investisseurs professionnels ont été attirés par les intérêts élevés garantis par Madoff. Aux premières lignes d’un marché boursier imprévisible, ces gens renseignés, ces spécialistes ont quand même cru au miracle et se sont fait passer le plus gros des sapins, une feinte déjà vue.

Ce qui me conforte dans la vie, c’est de revêtir mon scaphandre et de regarder à travers mon écoutille ce beau grand bordel qu’est l’humanité. C’est un bordel complètement absurde, gouverné par le hasard, et d’où naissent à tout moment des choses absolument stupéfiantes, de tristesse ou de beauté. Un troupeau de chats, comme dirait Éric. Un vaudeville. Quand je regarde ma tribu de grandes têtes confuses, ça me rassure un peu sur ma propre condition.

Il y a une phrase de Lou Reed que j’aime beaucoup. Dans Coney Island Baby, il dit : « The glory of love might see you through ». C’est même pas une promesse. C’est seulement une probabilité. Un peut-être. Avec un peu de chance, il y a moyen de traverser le grand bordel tortueux. Je trouve l’affirmation réaliste, honnête. Elle sous-entend les difficultés, la possibilité de l’échec. Elle oblige d’accepter son humilité. Elle t’autorise à mettre un genou par terre à l’occasion. Mais elle permet aussi l’espoir.

En rentrant chez moi, je suis passé au café-tabac pour un paquet de Lucky Strike. Alors que j’allais sortir, mon attention a été attirée par les tac-toc-bzzz-dring du pinball. Je me suis retourné et j’ai vu une petite vieille d’environ 75 ans, toute bien habillée. Du haut de ses 45 kilos, elle maniait l’engin à coups de hanche et de flippers, comme une vraie pro. Son petit vieux la regardait jouer, concentré. J’ai eu le temps de l’entendre dire : « T’as vu comment j’ai remonté le score? » Je suis rentré chez moi avec un sourire, et la conviction que la vie est un pinball.


4 commentaires:

Anonyme a dit…

oh. ouais.
ce texte me réconforte.
et j'en ai bien besoin ces jours-ci.

noèse cogite a dit…

très beau texte Paul..l'humanité c'est ce qui ns surprendra toujours...surtout si ça fini par un sourire.

MissK a dit…

Oh! Le dernier paragraphe est tout mignon!!!

Anonyme a dit…

Ça, c'est une grande chronique. Vraiment. De celles dont je vais toujours me rappeler. Je me reconnais beaucoup dans tes deux premiers paragraphes. La différences, c'est que mes lunettes roses ne sont jamais très loin... ;-) Merci de me permettre de retrouver cette part de moi qui a si peu l'occasion de se pointer le nez dans ma vie sédentaire et trop remplie!!!
P.S.: Toi, je vais tout faire pour te convaincre d'écrire un roman. C'est l'histoire d'un gars qui part vivre à Paris...