mercredi 10 septembre 2008

L’addition unique



Tous ceux qui ont un jour visité la France savent que « l’addition séparée » est un concept qui a coulé au large du Terre-Neuve en 1963. Ici, c’est une table = une addition. Généralement, un des convives paie tout et passe ensuite le chapeau.

Le système de collecte est généralement chiant, parce que personne n’a jamais la monnaie exacte. S’ensuit toujours de longues discussions comptables qui ressemblent aux échanges dans la LNH : « Je te prends ton Gretsky contre un Wickenheiser mais je vais te devoir 4 deuxièmes choix au repêchage 2012 si on se connaît encore. »

Ce système a de positif qu’il permet de répartir la richesse. Généralement, le radin se dépêche de mettre dans le « pot » une contribution moindre que la valeur de son repas. Il laisse ensuite les autres enterrer le manque à gagner. Le radin peut attaquer par l’autre flanc en payant l’addition. S’il manipule la petite monnaie avec intelligence pendant les remboursements, il forcera ses convives à arrondir vers le haut. À coup d’arrondis successifs, il se fera payer la moitié de son repas.

Quand deux radins s’affrontent, ils s’annulent souvent. Quand la tablée est majoritairement radine, les tractations durent un bon moment. Le perdant est celui qui quitte la table pour aller demander du change au waiter. Pendant son absence, les autres tiennent une sous-négociation. S’il y a entente, ils font leurs versements respectifs, et calculent pour le perdant une contribution qui excède sa consommation réelle.

Le perdant peut s’astiner. Un arbitre est alors nommé, et l’argent est redistribué. Pendant la redistribution, il faut garder l’œil ouvert. Certains plaideront la distraction pour récupérer 20 euros alors qu’ils en avaient donné 15. Pour être certain de bien récupérer son versement initial, il est recommandé d’avoir en sa possession un acte notarié, ainsi qu’une photo de soi en train de verser sa contribution.

Ensuite, l'arbitre analyse l’addition ligne par ligne. Pendant l’audience, on suggère de se munir d’un crayon, d’un menu, d’un cahier à huit colonnes, et d’un dictionnaire. Si on en a les moyens, on peut demander l’assistance d’un conseiller légal. En effet, comme l’autorité de l’arbitre n’est pas absolue, ses décisions peuvent être portées en appel. Les convives qui ne peuvent s’offrir l’aide d’un avocat pendant cette période cruciale utiliseront d’autres stratégies. Par exemple, on peut tenter de distraire l’arbitre en l’envoyant chercher du change.

Source photo : wikipedia.


L’analyse du détail d’une addition française est très complexe. Souvent, on regroupe sous l’appellation « autres » tous les cafés, cafés-crèmes, coca light, et breuvages non alcoolisés. Il faut se souvenir de qui a bu quoi, et en quelle quantité. Les convives de mauvaise foi ont tendance à omettre leur deuxième Perrier. De ce sous-calcul peut naître un sous-débat.

Il faut également interpréter les autres lignes, qui sont toujours en langage codé. Par exemple, « men ent om vege : 12.30 € » veut dire « Menu omelette végétarienne avec entrée : 12.30 € ». Encore une fois, la prudence est de mise pendant ce déchiffrage. Quelqu’un pourrait essayer de vous refiler son tartare frais à l’américaine en prétextant que la ligne « tart fra am : 18,70 €» désigne votre tarte aux fraises et amandes.

En général, 30 minutes seront consacrées à la consommation, et 90 minutes aux tractations, soit un total de 120 minutes, ce qui équivaut à la durée moyenne d’un repas français.

En France, contrairement à ce que dit le dicton, les mauvais comptes font les bons amis. Puisqu’il est souvent impossible d’arriver aux sommes exactes, ceux qui auront trop payé organiseront une deuxième sortie au resto, dans l’espoir de récupérer leur dû en trichant un au moment de l’addition. Ainsi s’engage un cycle perpétuel duquel peuvent naître des relations durables. Comme quoi la cupidité a ses bons côtés.

En dernier lieu, le système de l’addition unique est un excellent vecteur de darwinisme social (ou « darwinizm zocial » comme on dit à Paris). Celui qui abuse de sa radinerie finira par manger tout seul au resto, ce qui aux yeux d’un Français est pire qu’un exil à Sainte-Hélène.


2 commentaires:

notafish a dit…

Et bien sûr, sur le même thème, l'inénarrable sketch de Muriel Robin... "l'addition"
(et oui, je sais que ce billet a 3 ans).

Mon nom est Paul a dit…

Excellent, ce sketch :-)