Récemment, j’ai dit que j’arrêterais de bitcher les pratiques d’affaires françaises. Que c’était mauvais pour ma santé. Ces derniers temps, j’ai travaillé sur mon attitude. J’ai essayé de prendre les choses à la légère, d’être plus philosophe, plus patient. J’ai tenté de limiter les comparaisons avec l’Amérique. Ça fonctionne bien. Je suis moins stressé. Non, c’est pas vrai. Je suis moins PRESSÉ. À Paris, tout le monde est stressé, mais lentement. On pédale dans le beurre, comme sur un dix vitesses en première.
En tout cas, je me formalise moins de certaines absurdités commerciales. Je les prends un peu moins personnel. Je dis « absurdités », mais c’est à cause de mon regard de Canadien. Il y a des trucs culturels qui m’échappent encore. Peut-être que les Français d’origine ne voient pas ces pratiques comme absurdes, parce qu’ils ont développé au fil des siècles une certaine tolérance. Ou peut-être que leur « bosse des affaires » s’est atrophiée au point de laisser apparaître une profonde concavité sur la surface de leur boîte crânienne.
Je juge tout de même essentiel de rapporter quelques trucs. Si je voyais une chèvre baiser un gorille, je prendrais une photo. Ça vaut la peine de documenter les situations qui nous paraissent étranges. Ça pourrait servir. Si un jour, après avoir consommé une quantité phénoménale de psychotropes dans un laps de temps très court, j’avais soudain l’idée suicidaire de partir une business ici, je pourrais relire mes notes et ainsi mieux adapter mon plan d’affaires.
À mon arrivée ici, pour emménager dans mon beau deux et demie, j’ai dû débourser trois mois de loyer et verser des commissions salées à deux agences hautement parasitaires. Environ 5000 euros au total (8000 dollars canadiens). C’est plus que mon ancien loyer annuel à Montréal. Juste pour rentrer dans l’appart. Mon banquier, à qui je demandais une avance pour cet énorme découvert, se traçait de petites lignes sur les poignets avec un couteau Rambo.
Heureusement, il existe en France des entreprises qui offrent du financement pour ce genre d’installation. Tu remplis un formulaire en 17 copies, et ils se disent prêt à t’appuyer (au moins moralement) dans tes dépenses. Ils peuvent te fournir une avance pour les cautions, une subvention pour les frais des agences parasitaires, de même qu’une garantie de versement de ton loyer dans l’éventualité où t’aurais un peu de misère les premiers mois. Ça me semblait intéressant, alors j’ai signé. C’était le 3 juillet. Mon compte de banque était à -5000 euros, ma marge de crédit était accotée, et je n’aurais pas de paye avant le 10 août, donc pas avant le loyer suivant.
Vers le 15 juillet, je fais un bilan, et je constate que j’aurai besoin d’argent prochainement. Mon banquier est sympa et ferme les yeux sur mes dépassements de marge de crédit, mais il commence à trouver le collet de sa chemise un peu trop serré. Je n’ai aucune nouvelle de mon organisme de financement. Alors je règle ça à l’américaine : j’appelle mon patron et je lui demande une avance. Le lendemain, je reçois de mon patron un one-pager de reconnaissance de dette, avec remboursements prélevés à la source, étalés jusqu’en décembre. Je signe et je faxe. Deux jours plus tard, l’argent est dans mon compte en France. Bingo.
Dans la dernière semaine d’août, je reçois une lettre de mon organisme de financement. Ou plutôt un colis; cinq beaux contrats à signer, un total d’environ 40 pages. La documentation m’avertit bien : pour que l’offre puisse prendre effet, je dois retourner le tout sous scellé dans un maximum de deux mois après la signature du bail. Ça fait déjà sept semaines que j’ai signé mon bail. Ça fait sept semaines qu’ils ont reçu ma demande. Ils me laissent cinq jours ouvrables.
Le plus rigolo, c’est la teneur du document. Voici comment ça commence : « Pour faire suite à votre demande de (nom du produit financier copyrighté) destinée à financer le dépôt de garantie de votre nouveau logement, nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint une offre de prêt d’un montant correspondant en tout ou partie dudit dépôt de garantie, une autorisation de prélèvement (page 4/4) ainsi qu’un formulaire de rétractation (page 2/4). Nous avons également le plaisir de vous confirmer notre engagement à titre de caution solidaire selon les conditions fixées par la réglementation en vigueur et l’annexe au bail relative à la (autre produit financier copyrighté) dont vous trouverez trois exemplaires, ci-joints, sous réserve de l’envoi des pièces ci-après mentionnées. »
Ça, c’est le début de la lettre de bienvenue. Je ne vous décris pas les contrats et annexes. Mais notez tout de même la référence au formulaire de rétractation dès la première phrase. Absolument pissant. Le summum de l’anti-marketing. C’est littéralement comme dire au client potentiel : « Cher client, ayant remarqué qu’il est complexe de faire affaires avec notre société, nous avons décidé de vous faciliter la vie en attirant immédiatement votre attention sur notre formulaire de rétractation. »
Pour moi, c’est un choc culturel. Je viens d’un endroit où les commerçants disent : « You want my help, I want your money, let’s make it easy. » Je viens d’un endroit où un contrat se résume à un dépliant de 2 pages couleur avec une case à cocher, une ligne pour signer, et la photo d’un petit couple heureux.
Le lendemain, j’appelle la firme. Après 10 minutes, la réceptionniste décroche. Mais au lieu de me parler, elle finit sa conversation avec son ou sa collègue. Je l’entends dire qu’il fait chaud, qu’elle n’en peut plus, et qu’après cet appel elle ira se chercher un Coca. Elle parle encore une bonne minute. Finalement, elle me demande ce que je veux. Je demande qu’on me passe Laura X. Elle me transfert à Laura Y, qui n’est pas là. Je rappelle et j’attends 10 minutes. Cette fois on me transfert à Laura Y (petite victoire).
J’explique à Laura que son offre est très appréciée, mais qu’elle n’est plus nécessaire. J’ai trouvé un autre moyen de régler mes soucis financiers. Je lui demande de fermer définitivement mon dossier. Aucun problème, me dit-elle, je n’ai qu’à lui envoyer un petit courriel. J’envoie le courriel sur le champ. Vingt-quatre heures plus tard, elle me confirme la fermeture du dossier.
Le déroulement de cette non-transaction me laisse perplexe. J’avais besoin d’aide rapidement, et on a mis sept semaines à me faire une offre. On m’a finalement envoyé une paperasse incompréhensible, et on m’a donné cinq jours pour y répondre. Quand j’ai signifié mon manque d’intérêt, on m’a laissé filer avec une efficacité remarquable.
Je ne sais pas comment ils font leur argent. Sérieusement, je ne comprends pas le modèle d’affaires français. Ma première impression, c’est qu’il fonctionne à l’inverse du modèle américain. Au Canada, une entreprise fait tout pour t’avoir et te garder. Ici, c’est comme si on te disait : « Ouais, cher client, je suis pas certain que je veux ton argent. Laisse-moi y penser un peu. Quoi? Tu veux aller ailleurs? Aucun problème. Allez, à la prochaine, mec. »
Ça fait au moins trois fois depuis mon arrivée que je dis à des commerçants : « Je ne veux plus faire affaires avec vous, c’est trop bordélique votre truc ». Et ça fait trois fois qu’on me dit simplement : « Sans problème monsieur, à la prochaine ». J’ai bien hâte de percer la culture commerciale française. En attendant, je donne mes euros à des compagnies canadiennes via internet. C’est pas du protectionnisme économique. C’est pas que je veuille vampiriser monétairement la France. Je les aime bien les Français. J’aimerais bien leur donner mon argent. Mais ils se sauvent.