J'ai longtemps considéré qu'il s'agissait de deux traits de caractère distincts et dissociés. Et puis récemment, comme ça, au milieu d'un repas à la cantine, j'ai eu une petite épiphanie : le Français râle parce qu'il a raison. Il y a corrélation, les deux phénomènes s'alimentent. Eureka.
Il est impossible de critiquer ouvertement et honnêtement quelque chose si on n'est pas persuadé d'avoir mieux à proposer. La licence de râler est obtenue par la possession d'une proposition supérieure à celle de la partie adverse. En gros, pour râler, faut croire qu'on a raison et que l'autre a tort.
Or, le Français a toujours raison. Ça fait partie de sa culture, de son éducation. Dès sa tendre enfance, il apprend à avoir toujours raison. Dans les maternelles françaises, c'est du dessin, un peu de Descartes, et beaucoup de Schopenhauer. Avant l'âge de 10 ans, tout petit Français aura obtenu un certificat attestant qu'il a droit au râle perpétuel. La nation française ne cherche pas le consensus, mais la domination (voir 'Napoléon' et 'Traité de Versailles'.)
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Là, vous vous dites : « Ben voyons, on ne peut pas toujours avoir raison ! » Si vous vous dites ça, c'est que vous croyez naïvement qu'il n'existe qu'une seule vérité, pure et indélogeable. Je me vois forcé de vous recommander la lecture des diverses versions de l'Encyclopédie Russe publiées sous Staline.
La raison et la vérité ne sont en réalité que matières malléables, qu'on peut adapter aux circonstances. Encore mieux, elles ne sont que des ballons de foot qu'on cherchera à prendre à l'adversaire.
Le Français n'est pas con. Souvent, il sait qu'il a tort. Pour préserver son droit au râle, il s'est entraîné à modifier subtilement, au cours d'un débat, tout son argumentaire. Il faut se méfier du Français : en cas de besoin, il n'hésitera pas à paraphraser vos propres arguments, et à vous attribuer les siens, pour conclure que vous avez tort.
La manoeuvre est subtile, et toute en finesse. À un moment du débat, vous aurez l'impression que le Français dit la même chose que vous. Il est déjà trop tard : il vous a pris par le flanc et occupe votre position. Vous lui avez permis de manoeuvrer hors de sa position originale. Son prochain mouvement sera de vous forcer à vous rabattre sur ses anciennes positions, pour ensuite vous critiquer. Attention, ça peut aller très vite ! Suffit de quelques répliques. Un exemple :
Vous : Attends ! Tantôt tu disais que l'asphalte était blanche !
Lui : Tu m'as mal compris, je n'ai jamais parlé de 'blanc', mais plutôt de l'impossibilité d'un 'noir pur'. C'est toi qui disait 'noir'. Or le 'noir pur', tel que tu l'entends, n'existe pas, sinon il ne serait pas visible, parce qu'il absorberait toute la lumière.
Vous : Ben là, on dit la même chose. L'asphalte est plutôt noire.
Lui : Mais pas du tout ! Moi je défends depuis toute à l'heure une asphalte dans le spectre de la lumière visible, et qui tend vers la blancheur à mesure qu'elle vieillit. Alors que toi tu parles de 'noir pur', ce qui est aussi absurde que le 'blanc pur'. C'est important d'être clair quand on s'exprime.
Notez au passage la petite remarque assassine à votre endroit : « C'est important d'être clair quand on s'exprime. » Il s'agit d'un mouvement classique de diversion. Voulant solidifier ses bases nouvellement acquises sur vos anciennes positions, le Français utilisera ce genre de stratagème pour gagner du temps. Pendant que vous répondrez à l'insulte, il en profitera pour vous repousser encore plus loin sur ses anciennes positions.
Le but du jeu, ce n'est pas d'avoir raison, mais de prendre possession de la raison. Un fois la raison acquise, on peut râler jusqu'à plus soif : « Vous, les Canadiens ! Dire que l'asphalte est 'noir pur', comme si c'était possible. Après, vous vous demandez pourquoi nous avons de la difficulté à vous comprendre. Et menteurs, en plus ! Vous osez prétendre que nous avons dit 'blanc'. C'est vraiment de la mauvaise foi ! Ou à tout le moins, un profond manque de culture ! »
Vous croyez que j'ai tort ? Lisez ceci. Vous verrez que l'auteur est allemand, mais que le texte est très français.