Je vais jusqu’au bout de la ligne 13 pour ma visite médicale. C’est une formalité. Avant de m’accorder un visa de long séjour, on souhaite vérifier mon état de santé. Une pandémie de vache folle est si vite importée. C’est probablement comme ça partout. Je ne sais pas trop; je n’ai jamais voyagé à long terme.
Je ne sais pas encore que la ligne 13 porte bien son chiffre. Pas qu’elle porte malheur. Ce n’est pas vraiment ça. C’est plutôt qu’elle te mène tout droit vers un monde fantasmagorique : le fonctionnariat français.
D’entrée de jeu, je serais malhonnête si je parlais de frustration. Ma visite aux bureaux de l’ANAEM, l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations, s’est très bien déroulée. Tout a été fait. Les récépissés ont été remis, les convocations ont été estampillées, tout document a été produit en trois copies comme il se doit. Le système fonctionne. À son rythme et à sa manière bien sûr, mais il fonctionne.
Ce qui frappe l’esprit, c’est plutôt l’ambiance du lieu. On s’y retrouve loin du monde, dans une sorte de « theme park » de la distanciation brechtienne inversée. Par des gestes subtils, des tons, des attitudes, on cherche à te distancier des conventions de la vie normale. Comme si on voulait te convaincre que, malgré ses codes sociaux, ses systèmes bien huilés, ou ses traditions, la société n’est en fait qu’un immense théâtre de l’absurde.
Ça commence par un préposé à l’accueil qui refuse obstinément tout contact humain. Il ne te regarde pas. Ton bonjour reste sans réponse. Il saisit tes papiers et se met à tout tamponner sans rien dire. S’il détecte la moindre erreur, une signature qui sort de la case, il t’expulse. C’est sans appel. Aucune explication n’est donnée. Tu commences à peine émettre une question qu’il a déjà le cou étiré pour voir derrière toi. « Au suivant. »
Les quelques chanceux qui, comme moi, ont un dossier en règle, sont redirigés d’un ample et imprécis geste du bras vers un ensemble de sept ou huit portes anonymes. Il est très important de choisir la bonne porte. Sinon, on a droit à une réprimande livrée avec le ton d’un instituteur exaspéré. Tout aspirant à la citoyenneté française devrait savoir qu’à l’Anaem, Direction territoriale de Paris-Sud, la salle d’attente est derrière la troisième porte à droite.
Dans la salle d’attente, ça se mélange les couleurs. Ça vient partout, plein de gens toutes origines, des gens qui rêvent d’un avenir meilleur dans un pays civilisé. S’ils savaient ce qui les attend, les pauvres. Ils paraissent inquiets. Ils discutent entre eux, rarement en français. Ils ne savent pas trop ce qui arrive et comment tout fonctionne.
Au bout d’un moment, une dame en sarreau arrive avec une pile de dossiers et fait l’appel : « Gou – Tié – Raize (Gutierrez), Valle - Terre (Walter), Tru – Ongue (Truong), Ji… euh, non… Dji – ô… euh.. Tsana… c’est ça : Dji – Ô – Tsa – Na (Jyotsana) ». Et cetera. Petit à petit, les gens se lèvent, en se demandant si c’est bien eux qu’on a nommé. Les jaunes, les noirs, les bruns pâles, les bruns foncés, ils se lèvent tous. Un gros tas de monde qui est redirigé vers le deuxième étage. À la fin, il ne reste que les blancs. En fait, quatre blancs, et un Kashmiri avec un air perplexe. La dame en sarreau s’adresse à lui en essayant diverses modulations de « Jyotsana? ». Il finit par acquiescer. Elle lui indique l’escalier des colorés. Les bleachés privilégiés, Américains et Européens dont le dossier a été préparé par l’avocat de la compagnie, sont accompagnés jusqu’à la salle des examens médicaux.
À l’entrée de la salle, la dame en sarreau pointe un petit comptoir et dit : « Par ici. » Les quatre whities font un pas. D’emblée, ils sont corrigés : « Non, pas vous. Pas vous. Pas vous non plus. Vous madame. Les autres, assoyez-vous s’il vous plaît ». Je vais du côté des petites chaises, mais je reste de debout. Quand on passe la journée assis au travail, et qu'on vient d’attendre trente minutes en position assise, un petit moment debout fait le plus grand bien. Mais la dame en sarreau me regarde fixement, comme si le temps s’était arrêté. Après quelques secondes, elle insiste : « Assoyez-vous monsieur, s’il vous plaît ». On ne discute pas avec un fonctionnaire, alors je m’assois. Immédiatement, elle ouvre un dossier et appelle mon nom. Je me relève et je vais au comptoir. Peut-être que la procédure mentionne que le visiteur doit absolument s’assoir en attendant son tour. Peut-être que les petites chaises sont en fait des scanner à cul ultra perfectionnés capables de détecter en huit millisecondes tout signe précoce d’un cancer du côlon.
Après deux ou trois questions, la dame me dirige vers le petit circuit des examens. Étape 1 : on me pèse et on me mesure. Un monsieur en sarreau m’invite dans son petit bureau où se trouvent un pèse-personne et un truc pour mesurer les gens. C’est tout. C’est son travail. Toute la journée, il pèse des gens et les mesure.
Ensuite, c’est la madame qui vérifie ta vue et qui prend un échantillon de sang pour le taux de glycémie. Elle est sympathique et pas pressée. Elle détecte mon accent québécois et me fait la causette. Elle sautille sur les tuiles du plancher comme si elle jouait à la marelle. Pendant le test d’acuité visuelle, elle balance ses bras comme un enfant dans une file d’attente. Malgré sont professionnalisme, tous ces petits gestes semblent trahir un emmerdement profond. Elle paraît vouloir se distraire d’une tâche abrutissante. Elle a l’air de celle qui, pour des raisons personnelles ou médicales, a accepté un poste ultra-relax bien en deçà de ses compétences. Et qui après quelques années ne sait plus trop.
Étape trois : la radiographie des poumons. Ça va vite. Déshabillez-vous, seulement la chemise, pas les pantalons, tournez-vous, montez sur la planche, collez-vous sur la cible, placez vos bras comme ça, c’est bien, respirez profondément, « bzzz clac », merci-rhabillez-vous, un médecin vous appellera.
J’attends la quatrième étape devant une rangée de trois cubicules. À côté, une petite table sur laquelle sont empilés les dossiers médicaux dans leur chemise beige. Un dame sort d’un cubicule, va se chercher un dossier, et revient à sa place. Elle ne ferme pas sa porte. Elle feuillette le dossier, sort la radiographie, et la fixe devant elle sur une plaque éclairée. Puis, elle se tourne vers moi pendant quelques secondes, avec l’air de quelqu’un qui se dit : « Bon, encore un autre épais qui ne reconnaît pas ses poumons en noir et blanc. » Je lui dessine un point d’interrogation au dessus de ma tête. Elle me fait signe d’entrer. Salutations minimales.
« Vous venez de manger j’espère?
-Oui, j’ai mangé un sandwich en chemin.
-Bon. Parce que votre indice de glycémie est un peu élevé en ce moment. À jeun, ça aurait indiqué du diabète. Vous avez quelques kilos en trop. Faudrait faire attention.
-Oui je sais, y’a au moins cinq de mes kilos en trop qui sont Made in France. » Elle esquisse un petit début de coin de sourire. Elle n’est pas Française d’origine. Elle a un reste d’accent asiatique. Peut-être se souvient-elle des orgies de foie gras de son arrivée, il y a 15 ou 20 ans, et de la diète qui s’en suivit.
Elle me pose tout un tas de questions. Pas de maladies graves? Pas d’opérations? Pas de problèmes digestifs sérieux? J’hésite un moment avant chaque réponse. Je suis distrait. Devant moi, la photo de mes poumons me lance un reproche. Comme tout fumeur, je n’aime pas être confronté au spectre du cancer. Je regarde la radiographie et je vois des taches blanches entre mes côtes, des picots noirs ici et là. L’image est trouble et vaporeuse. On dirait le négatif d’un nuage de fumée. Une tumeur ou un morceau de mon sandwich? Je ne sais pas lire les radiographies. Autant essayer de déchiffrer un bas-relief Inca. À chaque fois que la médecin fait une pause, je redoute que ce soit pour me dire : « Monsieur Brisson, il y a quelque chose qui m’inquiète sur votre radiographie. » Et comme elle n’est pas pressée, un peu blasée, elle fait des pauses souvent. J’ai envie de lui dire : « Si y’a un morceau à cracher, crache-le calisse! »
Finalement, elle ferme le dossier et me dit que tout est en règle. Un dernier tampon, une dernière signature, et je suis dans le métro, en sens inverse.
Arrivé chez moi. Je sors la radiographie. Je la scrute. Je reconnais ma colonne un peu croche d’informaticien, mes côtes, la silhouette de mes poumons, mais c’est tout. De toute manière, je serais incapable de détecter une tumeur, à moins qu’on ait écrit dessus « Cancer du poumon est une marque déposée utilisée sous licence par Father, Holy Spirit and Son Limited ».
Un petit papier me rassure un peu. Sur le rapport d’examen radiologique thoracique est cochée la case qui dit : « Ne présente pas d’anomalie décelable ou susceptible d’impliquer des examens complémentaires ». Mais je ne suis pas complètement rassuré. L’examen avait pour but principal de détecter des maladies infectieuses. Le formulaire compte un paquet de petites cases à cocher pour toutes les variantes de la tuberculose. Pour tout le reste, dont le cancer, il n’y a qu’une petite case à la fin qui dit : « nécessite des examens complémentaires ». La case n’est pas cochée. Mais quand on cherche un truc précis, on peut oublier de regarder pour autre chose. Et comme la France ne jure que par la spécialisation, peut-être que la médecin est bonne en tuberculose, mais nulle en cancer. Peut-être qu’elle ne détecterait même pas une tumeur de 27 kilos qu’on aurait pris soin de déposer sur sa table de chevet, à côté de ses lunettes de lecture.
En tout cas. Je fais comme les autres fumeurs. Je fume mes cloppes en pensant à autre chose. J’espère que la ligne 13 ne porte pas malheur.