La petite voix crépite dans le vieux speaker du RER : « En raison d’un accident de personne, le trafic est interrompu sur la ligne A du RER entre Nation et Auber ». Je pense à Victor, un rigolo de la job, qui l’autre jour disait : « Si c’est l’accident de personne, pourquoi ils arrêtent le putain de train! » Depuis deux-trois semaines, c’est une série noire pour le RER. À tous les jours y’a un incendie, une panne technique, un dégagement de fumée suspecte, un fêlé qui marche sur la track, ou quelqu’un qui passe à l’acte.
« Accident de personne », c’est comme ça que la RATP désigne un écrapou avec beaucoup de jus et de morceaux de cervelle sur le pare-brise d’un de ses trains. Ça ou « incident grave de voyageur », pour les métros je crois. Ou les deux. C’est généralement à cause d’un suicide. Mais y’aurait également des homicides à l’occasion. Le gars qui se fait pousser devant le train. Et des accidents bêtes aussi. À certaines stations, il y a un bon espace entre la rame et le quai. C’est assez large pour laisser passer un enfant ou une top-modèle. Ou bien le matin, à Châtelet : il y a quatre rangées de voyageurs frustrés d’avoir manqué les deux derniers trains. Et ça se pousse. Ça se chamaille. Ça joue du coude pour être près de la porte du wagon quand elle s’ouvrira. Le train entre en gare, un mauvais calcul, un énervé qui pousse trop en arrière, et bang…
Paris, c’est une densité de 20 433 habitants au kilomètre carré. Montréal, c’est 4 505. Presque cinq fois moins. C’est difficile de bien visualiser ces chiffres. Disons que sur la piste de danse d’une discothèque montréalaise, t’aurais un beau mètre carré pour gesticuler. Un mètre carré, c’est environ gros comme neuf tuiles de parquet. À Paris, dans la même discothèque, y’aurait environ cinq personnes sur les mêmes neuf tuiles de parquet. Cinq personnes, donc dix pieds, sur neuf tuiles : y’a nécessairement quelqu’un qui pile sur le pied de quelqu’un d’autre.
Source photo : wikipedia.
Cinq fois plus de monde dans ton champ visuel. Cinq fois plus de monde sur ton chemin. Cinq fois plus de gens qui ne regardent pas où ils vont, hypnotisés par leur Blackberry. Cinq fois plus de crétins qui poussent les autres. Cinq fois plus de crosseurs qui essaient de rentrer au milieu de la file. Cinq fois plus de gens expressifs qui parlent avec leurs mains et qui te foutent accidentellement une baffe alors que tu t’apprêtes à les dépasser sur le trottoir. Dans la circulation piétonnière, la majorité des gens se déplacent intelligemment. Ils regardent où ils vont et tchèquent leurs angles morts avant de tourner. Mais y’a toujours un 20% de mêlés inconscients qui s’en vont tout croche sans signaler leurs intentions. À Paris, c’est le même pourcentage, mais y’en a cinq fois plus. Et peut-être même six fois plus, en raison de la forte affluence touristique.
« Cinq fois plus », c’est cinq fois plus pour à peu près tout, dans le positif comme dans le négatif. Cinq fois plus de monde dans le métro le matin, alors y’a inévitablement cohue, surcharge des infrastructures, et tout ce qui vient avec. Cinq fois plus de désespérés au km carré. Mais aussi cinq fois plus de poubelles quand tu veux jeter un papier de gomme balloune. Cinq fois plus de pâtisseries. Cinq fois plus de bons restos, de théâtres et de librairies. Et aussi cinq fois plus de jolies femmes à regarder passer. C’est pas pour rien que les bistrots ont leurs chaises tournées vers le trottoir.
Un truc que j’aime bien, c’est qu’il y a cinq fois plus d’affaires étranges. Hors de l’ordinaire. Rigolotes. Ou émouvantes. Des robineux paquetés qui s’astinent. Des trompettistes qui profitent du bel écho d’une cour carrée, un samedi soir tranquille. Des violoncellistes dans un couloir de métro qui te donnent le goût de ralentir et d’écouter un peu. Des rastafaris avec des tuques plus grosses qu’un sac de balayeuse industrielle. Une fille en robe de soirée qui traîne derrière elle une énorme poche de je-sais-pas-quoi. Des chiens qui reniflent cinq fois plus de fesses de chiens. Ici, t’as beaucoup plus de chances d’être étonné ou déstabilisé. Tu te dis cinq fois plus souvent, presque content : « Ostie que le monde est mêlé. Chu pas si pire que ça. »
Après un moment, on comprend un peu pourquoi Paris est la capitale mondiale du baba-cool. Ici, c’est peine perdue d’essayer de te faufiler, de dépasser, de contourner. C’est un combat sans fin. Pour ta santé mentale, c’est préférable de ralentir et de laisser les autres te dépasser. Prendre le temps de digérer.
1 commentaire:
Ce billet me semble un peu plus positif, surtout le dernier paragraphe...Reste ce que tu es. Avec le formidable recul que tu as et qui nous fait réfléchir nous les (ex) parisiens sur nos comportements....Bravo pour l'humour que tu distilles dans tes billets, les tristes comme les gais!
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