mercredi 31 décembre 2008

Bonne année 2009



J’espère que vous avez passé un joyeux Noël, pour ceux qui fêtent Noël. Pour ceux qui fêtent autre chose, alors un joyeux autre chose. Et un joyeux rien pour ceux qui ne fêtent rien.

Source photo : wikipedia.


Bon, j’aimerais vous transmettre mes vœux de bonheur, de santé et de prospérité pour la nouvelle année. Mais comme il y a des gens qui fonctionnent avec un autre calendrier, pour diverses raisons, il m’est difficile de couvrir tout le monde en parlant de 2009. Alors je vais parler d’année administrative. Ou d’année fiscale. Avec ces termes, je suis à peu près certain de pouvoir m’adresser à toute personne vivant dans un système social à l’occidentale. Je pourrais couvrir toute la planète en utilisant la formule « bonne continuation », mais c’est tellement nul.

Donc je vous souhaite à tous, et à toutes, une superbe nouvelle année fiscale/administrative remplie de joie, de bonheur, de beaux moments, de câlins, de rires, de découvertes, de prospérité, de santé, de prix d’amis, d’occasion de transport partagé, de grèves évitées, de formalités simplifiées, de bons fruits frais, de défis stimulants, de belle fatigues physiques comme après le ski, et de tout.


lundi 29 décembre 2008

Nomadisme



J’attends dans un bus à la gare de Ste-Foy. Orléans-Express, monopole du transport de passagers sur l’autoroute 20, entre Québec et Montréal. Depuis mon retour au Canada, c’est une alternance de neige, de brouillard et de pluie. Ciel gris : on dirait que je n’ai pas quitté Paris. Au sol, tout est glacé. Les piétons font des arabesques, plusieurs se pèteront la gueule aujourd’hui.

Tout à l’heure, j’ai vite constaté l’imperméabilité limitée de mes Keen en marchant dans une glande flaque de gadoue. J’étais dans la rue, avec entre le trottoir et moi cette belle grande flaque large d’au moins 1.5 mètre. À droite et à gauche, la flaque courait sur 50 mètres. À chaque hiver, tu essaies au moins une fois. Tu te dis que la flaque n’est pas si profonde. Tu te dis qu’en allant assez vite, tu auras le temps de retirer ton pied avant que les eaux ne se referment. Dans une sorte de triple-saut, tu mets le pied dans la flaque et tu le vois disparaître complètement.

Cette eau qui pénètre dans la chaussure, elle est glaciale. Tout le pied est enveloppé. C’est un froid immédiat, sans équivoque. Une sensation vive, à classer avec les déchirures musculaires, les coupures sur les doigts, le jus de citron sur la langue. Il n’y a pas de crescendo dans l’intensité. Ça passe de zéro à dix d’un seul coup.

Heureusement, c’est un froid de surface. Comme une brève flamme brûle la peau sans vraiment la réchauffer. Après un moment, l’eau tiédit et il suffit d’attendre que ça sèche. Il n’y a pas réellement de danger, sauf peut-être pour le débile léger qui oubliera de sortir son pied de l’eau. Faudrait être vraiment con ou maso… De l’autre côté de la flaque, au bout du triple-saut, il faut gérer l’atterrissage sur un trottoir complètement glacé. Ça c’est une autre histoire.

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Entre le ciel gris et les trottoirs sales, Montréal couche une bande de couleurs avec ses affiches, ses néons, ses petits bâtiments de brique rouge aux portes et toits peints. Du rose, du bleu clair, du vert, du jaune. On dirait les roulottes d’un cirque tsigane. C’est un des aspects de la ville, ce bigarré, qui me manque à Paris. Cette espèce de laisser-aller créatif, un peu villageois. À Paris, il y a une sorte de conformité écrasante de pierre grise. Les façades sont opulentes, les portes massives, mais sous la pluie, ça fait beaucoup de gris dans le regard.

Je ne veux pas critiquer Paris. Cette ville a une histoire architecturale, un style à préserver. Une des qualités des édifices parisiens, c’est qu’ils semblent avoir été bâtis pour durer. On y a mis le paquet. À Montréal, les façades sont rigolotes, mais on sent qu’aucun édifice ne pourra tenir plus de 100 ans. Ici, on bâtit pauvrement et on orne avec de la peinture. Il y a certainement une raison. Peut-être est-ce lié à ce sentiment de non-permanence, d’itinérance propre à l’esprit américain. Peut-être, aussi, est-ce dû au gel. Après quelques années à alterner entre +30 et -30, le mortier fout le camp. La brique fend. La pierre aussi. Il faut tout remplacer. Peut-être que le bel édifice haussmannien, soumis à nos conditions climatiques, finirait par se délester de ses balconnets, les jetant sur la tête des piétons qui marchent cinq étages plus bas.

À cause d’un petit redoux, les trottoirs sont dégueulasses. Comme en avril, tout ce qui était prisonnier de la neige et de la glace jonche maintenant les rues. Papiers de chewing-gum, paquets de cigarettes, tas de mégots à la porte des bars, cacas de chien. Tous les antidérapants déposés par la voirie, le sable et les petits cailloux, forment avec la gadoue une sorte de boue. Ça ressemble au Far-West. Il ne manque que les chevaux. Préférablement, laissez les escarpins à la maison. Choisissez plutôt une bonne paire de grosses bottes Sorel Caribou. Elles sont hautes et imperméables. C’est mieux qu’une petite chaussure de marche Keen pour traverser les flaques.

Depuis mon arrivée à Montréal, j’enfile les missions anti-mélancolie. Mes valises à peine déposées rue Hôtel-de-Ville, je me suis rendu chez Schwartz’s pour un bon smoked-meat medium on rye. Il était parfait. Le resto a ouvert un petit comptoir pour les commandes à emporter, alors plus besoin de faire la file pendant trente minutes. Un peu trop parisien comme activité, la file. Pour dessert, un pastéis de nata de la pâtisserie Notre Maison, sur le boulevard Saint-Laurent. Et pour les besoin d’une comparaison scientifique objective, un deuxième pastéis de nata un peu plus loin, cette fois chez Romados. J’ai aussi revu un ami le temps de quelques pintes. Et j’ai mangé de la soupe au pois. Que du bonheur pour mon cœur. J’ai un paquet d’amis à voir, et j’ai bien hâte. Côté bouffe, il me faudra au minimum un sandwich au poulet rôti portugais de Coco-Rico, une pupusa de la Carreta, sur Saint-Zotique, et un tali indien. C’est ça l’Amérique.

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Sur ce blog, je reçois parfois des commentaires de Français un peu vexés par mon regard sur la France. Récemment, j’ai un peu parlé des banlieues américaines, et une bonne amie m’a trouvé un tantinet dur. Je pourrais dire que le goéland est un peu nul en tout. Pas le meilleur planeur, pas le meilleur nageur, pas le meilleur marcheur. Faut-il s’en vexer? Le goéland jouit d’une adaptabilité impressionnante, et c’est ce qui fait sa force. On trouve des goélands qui nichent à 800 km des océans. Même chose pour le pigeon. Il n’est pas nécessairement le plus élégant des oiseaux, mais quel succès biologique. Aussi efficace que le rat; quel animal remarquable malgré sa laideur.

Source photo : wikipedia.


En parlant des banlieues américaines, j’ai cherché à amener une perspective un peu moins diffusée en Europe que les images du Grand Canyon et le American Dream. J’arrive de Baie-Comeau, où vivent mes parents. Un bled perdu au fond de la Côte-Nord. Baie-Comeau est née en 1937 autour d’un moulin à papier. En 1936, il n’y avait rien d’autre qu’un camp de chasse. La ville a été construite autour d’une usine. C’est la même chose pour Dolbeau, au Lac-St-Jean, Sept-Iles, Thunder Bay, Schefferville, etc. On trouve du minerai, on ouvre une ville au milieu de nulle part.

Et ces villes se ressemblent toutes. Au centre, il y a la mine ou l’usine. Un axe principal, habituellement un boulevard un peu pompeux au style américain, aligne les centres commerciaux, les MacDo, les Canadian Tire, les PFK et les Wal-Mart. Autour, les bungalows sont répartis en rangées sur des petits terrains uniformes.

Ces villes-champignons portent une impression d’impermanence. Elles ont l’air sortie de nulle-part, inventée de toutes pièces, et destinées à disparaître après l’épuisement de la veine de minerai. Elles ont l’air de trucs transplantés, elles ne font pas corps avec le milieu et la géographie. On pourrait prendre Baie-Comeau et la téléporter à 800 km, à côté des banlieues montréalaises de Brossard ou Candiac. On trouve ces villes-dortoirs un peu ennuyantes partout en Amérique du nord. J’en ai vu à Hawaï. C’est une sorte d’urbanisme américain de la non-permanence. On vit dans ces villes parce qu’on y trouve du travail. Quelques unes arrivent à se faire des semblants de racines, au bout de trois ou quatre générations. Mais beaucoup de ces villes sont désertées lorsque le marché du cuivre s’effondre.

C’est un concept qui paraîtra peut-être étrange aux yeux d’un Européen, mais ici au Canada, il nous arrive de « fermer » des villes, ou de les « rouvrir » après 20 ans d’abandon, selon que l’exploitation d’une matière première est rentable ou non. Le prix du fer remonte à New York, les comptables font leurs calculs, l’usine se remet en marche et la main d’œuvre revient. D’autres travailleurs, pas nécessairement les mêmes qu’il y a 20 ans.

Les noms de ces villes sont souvent intéressants. On fabrique une ville, il faut bien lui trouver un nom. Alors on fouille rapidement dans l’histoire locale. On trouve un mec qui a traîné dans le secteur récemment. Normandin a été nommée en l’honneur d’un arpenteur. Baie-Comeau à la mémoire de Napoléon-Alexandre Comeau, géologue et naturaliste de la Côte-Nord. Schefferville pour Lionel Scheffer, vicaire apostolique du Labrador. Gagnon au nom du ministre des mines de l’époque. Parfois, on ne se casse même pas la tête : Forestville (exploitation forestière de l’Anglo-Canadian Pulp), Fermont (mine de fer de la Québec Cartier), ou Thetford Mines (mine d’amiante).

Ces villes sont un peu comme des campements de nomades. C’est ce que je cherche à montrer. Dans l’esprit américain, je crois qu’il y un trait de nomadisme qui modèle en partie nos structures sociales, notre manière de penser. Un nomadisme hérité des amérindiens, ou de l’immigration? Je ne sais pas. Reste que la culture ici paraît moins figée qu’en Europe. Ses racines sont moins profondes, son sol plus malléable. Moins de tradition. Mais peut-être que le mode de vie américain stimule la créativité et la débrouillardise. La tradition, c’est beau, mais à l’occasion ça peut aussi être lourd à porter.


jeudi 25 décembre 2008

23 décembre



Je suis rentré le 23 décembre, comme dans la chanson de Beau Dommage. Ça m’a fait bien plaisir de l’entendre en boucle à la radio : « 23 décembre, joyeux Noël monsieur Côté! Salut ti-cul, on se r’verra le 7 janvier. » Je l’aime bien cette chanson. Elle fait remonter mes souvenirs de ti-gars, le long congé scolaire des Fêtes, deux semaines à bâtir des igloos ou à jouer à hockey dans la rue. Pour les amis français, les paroles sont ici : http://www.frmusique.ru/texts/b/beau_dommage/b23decembre.htm

En attendant le traversier à Tadoussac, je suis sorti de l'auto pour aller fumer une cloppe. Je me suis rappelé le froid d'ici. À Paris, le froid est comme une crème soyeuse qui pénètre lentement dans la peau. Ici, le froid dessèche. Il engourdit et brûle. Après un moment, on n’a plus froid : on a mal.

C’est un autre Noël blanc au Canada. Du fond de ma Côte-Nord natale, du bout de ma route pratiquement impraticable, dans la tranquillité d’une petite ville industrielle parachutée en 1937 entre le large fleuve et la forêt sans fin, j’aimerais vous transmettre mes meilleurs vœux. En guise de cadeau, quelques photos prises rapidement ce matin pour vous planter le décor. Devant, les petits bungalows américains. Derrière, le bois où nous avons passé notre enfance, mes frères et moi, à couper des arbres pour se bâtir des cabanes. Joyeux Noël.

Le bouleau devant chez mes parents, et la côte de la Cathédrale:



Notre rue et ses bungalows:



Derrière chez-nous, la forêt:



La neige dans les branches:




dimanche 21 décembre 2008

Jambon-beurre



Hier, déambulant dans la capitale, je fus pris d’une fringale pendant l’heure du déjeuner, ce qui somme toute n’est pas inhabituel. J’entrai dans une boulangerie pour me procurer un sandwich. Mais devant l’étal de beaux pains dorés et croustillants, je fus pris d’un mal du pays intense. Sous mes yeux, il n’y avait que tradition. Pas d’audace. J’aurais tant souhaité un beau « calabrese » de l’Épicerie Européenne, rue Saint-Jean, à Québec. Je dus me contenter d’un bon vieux jambon-beurre.

Le fameux « calabrese » dont je vous parle est un sandwich magnifique. À mon souvenir, on y met des aubergines à l’huile d’olive, de la tapenade d’olive verte, du capicollo, un peu de laitue pour décorer, et surtout un peu de purée de piments rouges bien piquante, une sorte de harissa. Rien de compliqué, aucune révolution, et pourtant il est tellement bon ce sandwich. Son coté relevé a un effet tonique sur le moral. Le salé des olives te fait voir les collines arides près du bord de mer. Une bouchée, et tu entends la Méditerranée, sorte de voyage du pauvre en plein cœur de l’hiver.

Le sandwich parisien est toujours délicieux. Dans un jambon-beurre, seulement deux garnitures. Ai-je besoin de les nommer? Le pain craque sous la dent. Le jambon français est à des kilomètres de notre truc américain en silicone rose. Et le beurre ici descend des cieux. Je ne sais quel troupeau de vaches célestes produisent le lait du beurre français, mais il est savoureux. On y perçoit l’arôme bien rond d’une riche crème à deux doigts du fromage frais. C’est complètement sensuel.

Source photo : wikipedia.


C’est la même chose pour le saucisson-beurre, le brie-beurre et le fromage-beurre. Toujours bon. Le boulanger propose aussi parfois une version « crudités », avec des œufs durs, ainsi qu’un truc au thon un peu sec. Quand il se sent aventureux, il offrira peut-être un sandwich au rôti de porc. Certains commerces poussent « l’audace » jusqu’au sandwich grillé saucisse-fromage, une sorte de hot-dog de luxe. Tout est toujours succulent, là n’est pas le problème.

Le problème, c’est que ça manque d’aventure. Un ami dit que les français sont conservateurs. Je trouve le terme un peu dur. J’avancerais « puristes », ou même « traditionnalistes ». En matière de sandwich, ils sortent rarement de l’Hexagone. Je ne sais pas si c’est par patriotisme, mais le monde du sandwich français n’exploite pas le plein potentiel européen. Quand tu as envie de sortir de la France, de voyager un peu en pensées et sensations, le sandwich d’ici n’est pas la bonne destination.

Ça m’attriste un peu. Dans ce pays qui fait le meilleur pain de notre système solaire, le monde du sandwich est atrophié. La richissime charcuterie française est sous-exploitée entre deux miches. Les océans ne sont pas au menu. Et l’huile d’olive? Niet. La France se vante d’avoir 350 types de fromages, mais seulement deux ou trois d’entre eux semblent avoir obtenu le droit de se blottir entre deux mies.

Alors moi, petit con de Canadien, même pas une rognure d’ongle de mon homonyme Bocuse, je vais être obligé de vous donner, amis français, des leçons de sandwich. Des trucs faciles à trois ingrédients. Allez-y, exprimez-vous! Montrez au monde que vous n’êtes pas coincés. Ouvrez votre frigo, et vous y trouverez les combattants d’une deuxième révolution française. Comme une bouteille à la mer, voici quelques recettes toutes bêtes qui, je l’espère, vous transmettront l’envie de donner congé un dimanche sur deux au bon vieux jambon-beurre. Il en a bien besoin, après vous avoir servi si loyalement pendant tant d’années.

Une audace portugaise : poêlez rapidement un petit filet de morue (ou un autre poisson blanc) avec deux tranches de lard pas trop épaisses. Déposez dans une baguette enduite de tapenade d’olive verte.

Voyage en Scandinavie : de belles tranches de saumon fumé, un peu de fromage blanc, et de l’aneth frais. Si vous le souhaitez, ajoutez un peu d’oignon cru pour son piquant et un trait de jus de citron.

Celui que je baptise à l’instant « Tour de France » : des tranches de pomme pour la Normandie, du Roquefort pour le sud-est, et des noix de Grenoble. Les plus gourmands ajouteront une goutte de miel sur les pommes.

Votre Münster bien odorant vous crie « Moi! Moi! » du fond de sa cloche? Laissez-le s’étendre suavement sur la mie en compagnie d’oignons rapidement poêlés au beurre.

Un reste de mousse de foie de volaille vous fait de l’œil dans votre frigo? Trouvez-lui un copain un peu sucré, comme des figues ou des dattes. Une feuille laitue craquante viendra contraster le moelleux du duo.

Les espagnols le font, pourquoi pas vous? De simples morceaux de tortilla tiède, un peu de poivrons rôtis, ou de sauce aux piments, et vous voilà à Malaga en plein soleil. Olé!

Saucisses-choucroute, ça se met aussi dans un pain, avec un peu de moutarde. Ça peut vous paraître « débile-mental », mais toutes les bonnes charcuteries montréalaises le font avec grand succès.

Allez faire un tour chez les Vietnamiens. Vous avez laissé la baguette en Indochine. Ils y ont mis des légumes marinés, de la viande de porc, de la menthe et du basilic chinois. C’est surprenant et magnifique.

Et vos voisins italiens, faites-leur honneur. Avec des tomates, de la mozzarelle fraîche, un trait d’huile d’olive et du gros sel. Gracie Mille! Ou plus cochon encore : le sandwich aux calmars frits. Ça peut paraître choquant, mais bien dosé, avec juste assez de citron et de sel, c’est divin.

En matière de sandwich, même vos ignobles ennemis d’outre-manche peuvent vous faire la leçon en deux temps trois mouvements. Un reste de rosbif saignant, un peu de crème de raifort (son parfum pas si loin de la Dijon) et de minces tranches de cheddar vieilli. Pas de cheddar? Tout fromage ferme ou cassant fera l’affaire : Cantal, gruyère, même un peu de pecorino romano ou pepato. Et s’il n’y a pas de rosbif, effilochez deux ou trois cubes de viande volés au reste de bœuf bourguignon de la veille. Vous m’en donnerez des nouvelles.

Les Français sont de grands voyageurs curieux. Mes collègues du travail vont en Arménie, à Madagascar, au Pérou, au Japon. Faites honneur à votre réputation, et voyagez aussi en sandwich. Vous allez voir, c’est pas cher payé pour vingt belles minutes d’aventure.

Et les plus entrepreneurs d’entre vous pourraient y trouver leur compte. Pour le moment, le marché parisien du sandwich exotique est laissé aux horribles sandwichs turcs : une viande grasse et fade nappée de sauce morne dans un pain industriel si spongieux qu’on devrait l’emprisonner pour crime contre l’humanité. Il y a là un potentiel commercial incroyable : dans la ville la plus visitée du monde, le marché actuel du « street-food » est un véritable tiers-monde culinaire. Pensez à tous ces étudiants et routards au budget serré, forcés de se rabattre sur un best-of MacDo ou un sandwich du frigo Franprix. La gastronomie française peut s’exprimer sans qu’on doive débourser 30 euros, vin non compris.

En attendant qui vous vous décidiez, moi je varie en rendant visite aux quelques libanais et « maisons du fallafel » qu’on trouve ici. J’irai allumer un cierge pour toute personne qui me transmettra des adresses de sandwicheries créatives à Paris. Merci.


samedi 20 décembre 2008

A beau mentir



En Amérique, quand on nous fait une pub de shampoing, on nous parle toujours de l’Europe. Quelque part en Europe, peut-être à Genève, dans un institut prestigieux, les plus grands « capillairologues » français, allemands et italiens ont planché pendant des mois sur cette nouvelle mixture ultra-vitaminée supposée donner plus de lustre à votre calvitie. C’est la même chose pour les voitures, la bouffe, les vêtements. Tout ce qui reçoit le label Europe est automatiquement perçu comme stylé, racé, luxueux. Dans l’imaginaire américain, l’Europe, c’est la classe. En pub américaine, un européen n’a jamais de problèmes digestifs, passe le plus clair de son temps à jouer au tennis en short Lacoste, et ne sue pas pendant l’effort.

Le même truc existe dans l’autre direction. Ici, c’est l’Amérique qui fait rêver, et qui fait vendre. Ici persiste l’espèce de notion de terre de liberté, où tout est encore possible, où tu peux commencer sur tas de fumier et finir sur une montagne d’or. On me parle toujours des grands espaces, on fantasme sur la vitalité de New York City. Quand un Français me fait le portrait de l’Amérique, j’ai l’impression de revoir le célèbre cowboy qui fume sa cloppe au premier plan d’un panorama de canyon. Ou bien les filles de Sex and the City.

Dans le RER, une pub me fait bien rigoler. C’est une pub pour une école de langue, le Wall Street Institute. Sur le panneau, on voit une jeune diplômée toute heureuse. Et c’est écrit : « Do you speak Wall Street English? » Ici, bien parler anglais est un gros atout professionnel. Les Français sont des perfectionnistes, alors je crois qu’ils sont complexés de s’exprimer dans leur anglais approximatif. Ils n’aiment pas le ridicule, alors ils se taisent. C’est paradoxal, parce qu’à New York, tout le monde a un foutu accent. S’il existe un « Wall Street English », c’est un gros melting-pot linguistique d’accents pakistanais, italien de Brooklyn, french-canadian, yiddish et texan. En Amérique, tu parles suffisamment bien l’anglais si tu peux dire : « You got problem, I got solution, let’s do bizness ».

Des deux côtés de l’Atlantique, les publicitaires jouent sur des perceptions erronées ou des fantasmes pour vendre leurs produits. C’est normal, c’est comme ça, c’est leur métier. On ne peut pas leur en vouloir. Surtout qu’on en redemande.

Source photo : wikipedia.


Mais là où ça devient vraiment intéressant, c’est quand un quidam se met à me parler de l’autre continent à partir d’idées reçues, ou en basant ses conclusions sur trois semaines de tourisme transatlantique. Plus je passe de temps ici, plus je découvre l’ampleur de cet océan culturel dans lequel j’ai à peine commencé à tremper mon petit orteil gauche. Lorsque j’émets des opinions sur la France, comme plus haut, c’est toujours avec une certaine réserve (même si ça ne paraît pas toujours). Mes jugements sont encore ceux d’un jeune disciple naïf. Et j’accepte pleinement l’idée de me contredire dans six mois. Au cas où vous n’auriez pas compris, l’objectif de ce blog n’est pas de décrire la France, mais plutôt de documenter l’évolution de ma perception du monde.

Donc, j’aime bien quand mon copain québécois se met à m’expliquer la France en se basant sur sa vaste expertise acquise lors d’un séjour de deux semaines en autocar. Je rigole bien. Surtout quand je mesure la profondeur de mon ignorance après six mois. D’ailleurs, au passage, je m’excuse de trop souvent dire « la France » alors que je devrais dire « Paris ».

Je me bidonne aussi quand un parisien m’explique l’Amérique, surtout s’il n’y a jamais mis le pied. Récemment, lors du passage de mon ami Mikaël, nous discutions dans un resto avec deux parisiens sympathiques. Nous parlions de sport. À un moment, un des deux parisiens a commencé à nous donner une leçon magistrale sur le hockey. Quel moment loufoque. Quel plaisir d’entendre son opinion d’expert, ses affirmations bien appuyées. Je m’en veux encore de ne pas lui avoir coincé l’ego, de ne pas l’avoir impitoyablement mis en boîte jusqu’à ce qu’il demande « pardon mon oncle ». Allez le Français, nomme-moi rapidement cinq compteurs d’au moins 50 buts pendant deux saisons consécutives. Dis-moi la couleur des lignes sur une patinoire. Nomme-moi au moins deux équipes de la Côte Ouest. À part la coupe Stanley, nomme-moi un autre des trophées remis annuellement dans la LNH. Dépêche-toi, le Français; un petit canadien de sept ans connaît toutes les réponses.

Peut-être choqué par mes occasionnelles critiques de la France, un lecteur m’a déjà demandé de critiquer l’Amérique. Je crois que c’est le travail des expatriés français. Mais Noël s’en vient e je rentre au pays. Ça pourrait effectivement un bon moment pour revisiter le beau, mais aussi parler un peu du laid. Ça aiderait peut-être quelques lecteurs français à moduler leur vision de l’autre continent.

Si j’ai un moment, je parlerai de Montréal, cette ville que j’aime. Aussi, je glisserai peut-être un mot de nos abrutissantes rangées de bungalows. De ces centres commerciaux de ville champignon, où vont s’ennuyer les jeunes le samedi après-midi. Des crises identitaires d’une culture pas encore figée. De l’Amérique comme terre d’itinérance. Notre beau grand enclos, où il est commun dans une vie de déménager à Toronto (539 km), à Calgary (3743 km), ou Vancouver (4721 km) sans avoir l’impression de changer de pays. Des 800 km en auto que je dois me taper, la moitié sur une route à deux voies, pour aller rejoindre ma famille après mon arrivée à Montréal. De la quasi uniformité américaine, aux couleurs de McDo, de Starbucks, de Tim Horton’s, de Wal-Mart, et qui fait que Baie-Comeau ressemble à Thunder Bay (2 273 km en voiture selon Google Maps). Les Français rêvent souvent de nos grands espaces. Mais ils ne savent pas trop de quoi ils sont faits, ces grands espaces. Chez nous, il faut souvent rouler très longtemps avant de changer de paysage.


mardi 16 décembre 2008

If it ain’t broke


Source photo : wikipedia.


« If it ain’t broke, don’t fix it. » – Si ce n’est pas cassé, ne le répare pas. C’est une règle fondamentale en informatique. S’il n’y a pas de problème réel, et que de réparer le « problème » n’amène aucun gain significatif, inutile de perdre du temps et de l’argent à appliquer une solution inutile.

Très simple comme règle. Pleine de bon sens. Pourtant, il est difficile d’y adhérer. Vous n’avez aucune idée des sommes investies dans ce bas monde pour revamper, « refactorer », redessiner, réinventer des choses qui fonctionnent très bien. Les fonctionnaires repensent leurs formulaires. Les ingénieurs appliquent une nouvelle technique. Les informaticiens réécrivent leurs logiciels. Si vous saviez le nombre d’informaticiens qui révisent leur code simplement pour intégrer le nouveau langage à la mode, le dernier « framework » du jour, sans gain réel. À ce jour, aucun serveur Sun Solaris n’est jamais venu me dire : « Ouais, j’adore le nouveau truc. Deux fois plus de temps CPU, mais quelle élégance dans le code ».

À la limite, je pardonne aux gens du marketing. Pour alimenter notre appétit insatiable de consommer, ils « repackagent » leurs produits. Le même bon vieux truc dans un nouvel emballage. Ça stimule les ventes. Profit direct. Il y a un gain potentiel.

Parfois, y’a des gens qui disent que je suis réfractaire au changement. C’est l’insulte à la mode en informatique. Quand quelqu’un n’arrive pas à justifier son projet de 400 jours/homme, dont l’unique gain est de « moderniser » le processus, il te traite de « réfractaire au changement ».

C’est vrai que je suis réfractaire au changement, surtout quand ce changement amène une baisse de productivité. Récemment, je me suis procuré un beau willy-waler. En France, on dit un économe. Pour mes carottes. Moi, depuis ma tendre enfance, j’avais connu un seul type de willy-waler. Un bon vieux modèle tout simple qui fonctionne très bien. Mais au supermarché, il n’y avait pas de willy-waler traditionnel. Juste un nouveau modèle super deluxe à six euros (dix dollars canadiens). Dix dollars pour un ostie de willy-waler!

J’ai attendu une semaine, deux semaines. Mais bon, après un moment, on se tanne de manger des carottes avec la pelure. Alors j’ai fini par acheter. Super ergonomique, avec un manche antidérapant, toutes les pièces métalliques en stainless, et la lame dans l’autre sens, perpendiculaire au manche. Un willy-waler de compétition. Le truc qu’il faut absolument avoir si on veut s’entraîner sérieusement pour le championnat de la patate de Bourg-La-Reine. Conçu pour fonctionner aussi bien en apesanteur qu’à six mille mètres de profondeur, parce qu’on ne sait jamais où on aura besoin de peler un navet à cause d’un visiteur inattendu : « Commandant Cousteau, ça sonne à l’écoutille du batiscaphe. Je crois que nous aurons besoin de couverts additionnels pour le repas ce soir. »

Ben calisse, il ne fonctionne pas bien le willy-waler. Il coupe mal. Le geste n’est pas naturel. Avec l’ancien modèle, je pelais avec de grands mouvements larges, perpendiculaires à la longitude du légume. Comme on aiguise un couteau. Maintenant, à cause de la lame perpendiculaire au manche, je dois aller parallèlement au légume. En essayant de ne pas me râper la peau des doigts…

Fuck you ingénieur à la con qui a soudainement eu l’idée, pour écrire ton nom dans l’histoire, de révolutionner le design du willy-waler. Il y a deux pièces sur un bon vieux willy-waler. Le nouveau modèle en compte trois. C’est prouvé que les risques de problèmes augmentent avec le nombre de pièces.

Là, vous vous dites : « bon, à quoi peut bien me servir ce petit témoignage ». Je vais vous le dire. Dans quelques jours, vous entendrez à la radio Paul Piché chanter en boucle : « C’t’aujourd’hui l’jour de l’an, gai-lon-là mon Joe malurette, il faut changer d’maîtresse ». Ça pourrait vous donner des idées.

Pensez-y bien avant d’agir. Mesdames, regardez-bien votre chum. C’est vrai, il est un peu simple. Pas très ergonomique. Pas très fashion. Il n’a pas vraiment évolué depuis plusieurs années. Il est peut-être un peu rouillé. Un peu dépassé. Vous avez peut-être un peu honte de le sortir devant la visite. Mais faites attention. Le nouveau modèle pourrait avoir le manche dans le mauvais sens.

dimanche 14 décembre 2008

Pinball



J’ai parfois l’impression d’être une goutte d’huile sur une marre d’eau. L’impression d’habiter un scaphandre. Comme si je vivais en autonomie, avec ma propre réserve d’air, dans un monde sur lequel je glisse. Un monde dont l’étrangeté et la folie m’apparaissent impénétrables. Un univers humain qui me balance ses contradictions; qui me laisse un tas de questions, mais pas de temps pour trouver les réponses. Je me sens soumis à un bombardement intense de morceaux de vie sans lien commun, de flashes, dont l’effet stroboscopique finit par m’engourdir.

Cette sorte d’imperméabilité induite devient probablement un beau refuge pour mon cerveau un peu trop cartésien. J’ai l’impression de me retrouver à l’écart, contre un rocher à l’abri du courant. Un endroit où j’arrête de juger, de moraliser, ou de chercher des réponses. Quand je me sors de la vie, ou quand elle m’expulse, je trouve une sorte de paix. Et le monde se révèle un puzzle fascinant dans son impossibilité, dans sa multiplication à l’infini d’improbabilités. Un monde comme une cathédrale gothique, somptueuse anarchie d’ornementations complexes, de colonnes et de voûtes. Un fractal dans lequel je ne sais plus si l’humanité tient de la volonté ou de la chance.

Source photo : wikipedia.


Ces derniers jours j’ai devancé Noël avec un ami de passage, qui aime le bon vin et la bonne bouffe. Un peu trop pour sa santé. Et comme je cède rapidement à certains arguments, j’ai moi aussi soumis mon corps à quelques excès. Tartare, pinot noir, huîtres, foie au torchon, pâtes al dente, jarret d’agneau, saint-marcellin, croissants chocolat-amande, cafés bien tassés, bières fraîches, charcuteries corses.

Pour moi, le hit de ces 72 heures d’intense activité gustative a été un petit dessert qui s’annonçait sans prétention. Voulant décanter du beurre et de la crème, cherchant un peu de légèreté après tant de protéines, j’ai été attiré par un truc tout simple : poires dans une réduction de vin rouge avec sorbet à la cannelle. Il s’agissait là d’un choix intelligent. La poire est un joli fruit, mais beaucoup trop simple pour assurer le premier rôle dans une grande œuvre. La cannelle est l’épice du chaud, pas du glacé. Et comme elle est souvent mal dosée, elle envahit le plat au point de le rendre infect. Quand au vin rouge, même réduit, il ne contient pas assez de sucre. Son acidité, son bois et ses tannins créeront une amertume qui bousculera la poire. Il m’arrive de choisir des plats de toute évidence trop risqués, dans l’espoir de tomber sur un truc pas trop réussi. Ainsi, je ne termine pas l’assiette. En matière de contrôle de la gourmandise, quand la volonté manque, il reste la stratégie.

Mais le chef a trop bien joué ses pièces. Dès la première bouchée il a couché toutes mes lignes défensives et m’a mis mat. La poire, tel un judoka, s’est servie de sa souplesse pour propulser en avant le vin et la cannelle. Ces deux ingrédients, je vous le rappelle, sont les principales composantes de cette ignoble décoction qu’on appelle ici « vin chaud ». Leur union destructrice, catapultée par la poire, aurait dû faire gicler ma cervelle sur le mur, comme les balles d’un mafioso. Mais le chef avait pris soin de castrer la cannelle, lui enlevant son brûlant par je ne sais quel tour de magie. Et dans la réduction de vin, que du parfum. Aucune trace de cette acidité capable de dissoudre une molaire. Moi qui avait prévu une attaque olfactive digne de l’Aqua Velva, je me retrouvais avec dans ma bouche une sorte de légèreté langoureuse et caressante. Évidemment, j’ai fini le plat. Et pendant un moment, j’ai considéré la possibilité de m’éclipser aux toilettes pour lécher le fond de l’assiette.

Pendant que j’engouffrais ce délice, je pensais à l’absurdité de la vie, à ses chemins déroutants. Quand on parle d’absurdité dans la vie, on fait trop souvent l’erreur de souligner le noir, et uniquement le noir. Mais c’est aussi dans son absurdité que la vie trouve toute sa beauté. Combien de hasards, combien d’amours fortuites, combien de couples mal assortis mais heureux? Pourquoi un cuisinier se risquerait à assembler poires, vin et cannelle dans un plat froid? Et réussir un tel mélange, on ne peut pas y arriver du premier du coup. Alors tous ces efforts, au nom de quoi? Et moi, qui reçois ce moment d’extase, qu’ai-je fait pour le mériter? Pourquoi moi? Nous avions initialement prévu manger dans un autre resto. Si nous avons fini la soirée près de chez moi, et si ces poires m’ont été servies, c’est simplement parce qu’une pluie froide de décembre et un peu de fatigue nous ont ôté l’envie d’aller trop loin ce soir là.

La belle absurdité de la vie, je l’ai aussi sentie au Toys R Us de la Défense avec Éric, mon ami en visite chez moi. Nous avons passé deux jours à chercher une maudite petite voiture verte à cinq euros. Chick Hicks, le méchant du film d’animation « Cars » de Walt Disney Pixar. Le petit garçon d’Éric est en amour avec le méchant. Et probablement parce que c’est le méchant, les fabricants de jouets ont estimé que sa popularité serait moindre que celle de Flash McQueen, le héros du film. Donc, rareté et pénurie.

Nous avons fait le BHV, les Galeries Lafayette, les Printemps et les Monoprix pendant deux jours à la recherche de la petite voiture verte. Au Toys R Us, c’était le délire. Une foule pré-Noël comme je n’en avais jamais vu, quelque chose qui défie toute logique. Pourquoi un tel merdier? Les enfants qui chialent, les parents hystériques. Les files interminables, les allées remplies de gens qui jouent du coude, des boîtes sous chacun des bras. Éric, la tête dans un gros bac plein de petites voitures, à chercher et à trier, concentré. Je regardais les montagnes de jouets, les gens stressés qui cherchaient. Un stress à la limite du « mode survie », la compétition. Ça m’a rappelé une exposition de photos que j’avais vue à Québec. Des photos de gens qui vivent sur des dépotoirs, dans d’autres parties du monde. Des gens qui cherchent, qui grattent des montagnes, traînant derrière eux leur récolte de ferraille.

Tout ça pour un produit dérivé d’un film qu’on aura presque oublié dans douze mois. Tout ça pour une babiole que le fils d’Éric abandonnera rapidement derrière un meuble du salon. Mais en fait, j’écoutais Éric parler et je voyais à quel point il anticipait la joie de son fils. Cette petite voiture verte qui lui donnerait l’occasion de voir son bambino sautiller partout dans la maison, fou comme un balai pendant une heure ou deux. Et je comprenais très bien. Éric, et aussi tous les autres parents au bord de la crise de nerfs dans un Toys R Us bondé. Seulement, je me disais : « Quel chemin étrange. Quelle vie bizarre dans laquelle nous passons... »

J’ai suivi Éric dans sa recherche de cadeaux pour les membres de sa famille. Le centre commercial était un vrai zoo. Les gens se coupaient, se marchaient sur les pieds, se précipitaient. Certains couraient, cellulaire à la main, paquets sous les bras. J’ai vu des crèmes antirides à 200 euros. Des sacs à main à 750 euros; le prix d’une semaine au soleil, transport inclus. Des Père Noël en plastique à 10 euros. Des enfants qui pleuraient. Récemment, dans un Wal-Mart au États-Unis, une personne a été piétinée à mort.

Ce matin j’ai accompagné Éric jusqu’au RER B, direction aéroport. Sur le retour, dans la rame presque vide, il y avait deux jeunes hommes qui portaient un panama. Ces chapeaux semblent être la nouvelle mode à Paris. À quel moment précis ces deux jeunes hommes ont-ils choisi de porter un panama, et pour quelles raisons? Pourquoi un panama, au lieu d’une casquette, ou d’un foulard? C’est très beau un panama, mais pourquoi maintenant? Pourquoi pas l’année dernière? Pourquoi collectivement?

Rentré chez moi, j’ai lu dans les médias qu’on vient d’arrêter Bernard Madoff, un célèbre gestionnaire de fonds de Wall Street. Cinquante milliards partis en fumée dans une arnaque vieille comme le monde, un « Ponzi scheme ». Une simple vente pyramidale. On promet des intérêts anormalement hauts aux investisseurs. L’argent des nouveaux investisseurs est redirigé vers le compte des anciens, leur laissant croire à un versement d’intérêts. Cette mécanique frauduleuse s’effondre inévitablement après un moment. C’est l’enfance de la fraude en finance. Un truc archi-connu, d’une simplicité quasi enfantine. Ponzi a été démasqué et arrêté en 1920. Et maintenant, en 2008, dans un système financier supposément sophistiqué, Madoff rejoue le disque. Il a exercé avec l’approbation de la SEC, la Securities and Exchange Commission, organisme de surveillance des marchés américains. Et les clients floués ne sont pas des petits investisseurs. Ce sont des banques. Des fonds de placements gérés par des experts. Comme si Patrick Roy se faisait compter un but par un Atome B. Tous ces investisseurs professionnels ont été attirés par les intérêts élevés garantis par Madoff. Aux premières lignes d’un marché boursier imprévisible, ces gens renseignés, ces spécialistes ont quand même cru au miracle et se sont fait passer le plus gros des sapins, une feinte déjà vue.

Ce qui me conforte dans la vie, c’est de revêtir mon scaphandre et de regarder à travers mon écoutille ce beau grand bordel qu’est l’humanité. C’est un bordel complètement absurde, gouverné par le hasard, et d’où naissent à tout moment des choses absolument stupéfiantes, de tristesse ou de beauté. Un troupeau de chats, comme dirait Éric. Un vaudeville. Quand je regarde ma tribu de grandes têtes confuses, ça me rassure un peu sur ma propre condition.

Il y a une phrase de Lou Reed que j’aime beaucoup. Dans Coney Island Baby, il dit : « The glory of love might see you through ». C’est même pas une promesse. C’est seulement une probabilité. Un peut-être. Avec un peu de chance, il y a moyen de traverser le grand bordel tortueux. Je trouve l’affirmation réaliste, honnête. Elle sous-entend les difficultés, la possibilité de l’échec. Elle oblige d’accepter son humilité. Elle t’autorise à mettre un genou par terre à l’occasion. Mais elle permet aussi l’espoir.

En rentrant chez moi, je suis passé au café-tabac pour un paquet de Lucky Strike. Alors que j’allais sortir, mon attention a été attirée par les tac-toc-bzzz-dring du pinball. Je me suis retourné et j’ai vu une petite vieille d’environ 75 ans, toute bien habillée. Du haut de ses 45 kilos, elle maniait l’engin à coups de hanche et de flippers, comme une vraie pro. Son petit vieux la regardait jouer, concentré. J’ai eu le temps de l’entendre dire : « T’as vu comment j’ai remonté le score? » Je suis rentré chez moi avec un sourire, et la conviction que la vie est un pinball.


mercredi 10 décembre 2008

Précis de parlure québécoise



J’ai semble-t-il des lecteurs français. Il arrive qu’ils ne comprennent pas tout ce que j’écris. J’ai notamment Sylviane, qui m’a demandé ce que veux dire « watcher », en référence à mon « post » du 9 décembre.

« Watcher », ça veut dire surveiller, regarder. C’est un emprunt direct à l’anglais, soit le verbe « to watch ». Par exemple, la phrase suivante : « Tu l’sais pas qu’je l’sais qu’tu m’watche, mais watch-moé ben t’watcher ». C’est du québécois courant, de la rue. En français correct, on écrirait : « Tu ne sais pas que je sais que tu me surveilles, mais surveille-moi bien te surveiller ».

À mes amis français : si vous ne comprenez pas un mot dans un de mes textes, souvent dans un passage en québécois courant, je vous suggère d’appliquer deux filtres. Le premier, c’est d’essayer le mot anglais le plus probable. Le deuxième, c’est de fouiller dans un dictionnaire de vieux français.

Au Québec, et dans toute région francophone d’Amérique, le langage courant est truffé d’emprunts à l’américain. On « canne un projet » en référence à « to can : put to the trashcan, jeter aux ordures ». On dit « j’ai scrappé ma moto » en référence à « to scrap : détruire ». De nombreux verbes et mots d’anglais sont québécisés; on les accorde, on leur donne un féminin, on les conjugue. On adopte les interjections, comme « éniwé », qui provient de « anyway : peu importe ».

La France aussi s’anglicise. Tous les jours j’entends ici « shopping », ou « mail ». Mais l’anglicisation de la France est liée à un phénomène de mode. Les mots anglais sont adoptés lorsqu’ils ont un côté cool, une espèce d’aura branchée. Comme si le mot anglais sonnait plus « winner » que le mot français. C’est particulièrement apparent en milieu de travail, où toute initiative ressort inévitablement de l’étage marketing avec un nom anglais. « Fighting back » pour un projet d’amélioration de la sécurité. « Quick-wins » pour des améliorations réalisables à peu de frais et rapidement. « POC » ou « Proof of concept » pour une étude préliminaire, un pilote. Et « steerco », contraction de « steering committee », pour comité directeur. La France s’anglicise, sauf dans l’accent. Les Français s’approprient les mots anglais en martyrisant leur sonorité. Ainsi, « mail » devient « mèle », « shopping » devient « cheup-pigne », « POC » devient « peuqu’ » et « quick-win » devient « cul-hic-u-inne ».

Au Québec, comme je l’expliquais plus haut, le mot anglais n’est pas utilisé comme décoration. Il est concrètement intégré dans le langage, par la conjugaison ou l’accord. Il est grammaticalisé. Les Français empruntent surtout des noms. Les Québécois pillent l’anglais de tout ce qu’il a offrir, du verbe à l’adjectif, en passant par l’adverbe.

La question de l’accent est aussi différente. Le mot anglais entre dans la langue québécoise avec sa sonorité anglaise, sonorité qui finit parfois par s’aplanir après un moment. Par exemple, le mot « party », qui est probablement passé de quelque chose comme « pâwrdé » à un truc plus franco comme « parté ». Et « to feel », qui est passé graduellement dans sa sonorité de « fîîler » à « filer ». Mais en général, la tonalité anglaise est préservée. Ainsi, un essuie-glace, « wiper », sera prononcé « ouaillepeuwr » et non « ouipère ».

Le dernier point sur l’anglicisation au Québec touche à la syntaxe. Dans le langage courant québécois sont adoptées des constructions typiquement américaines. L’exemple qui me vient en tête est la fameuse préposition à la fin d’une phrase, comme dans « the thing I was talking about ». Au Québec, on pourra entendre « la chose que je parlais de », au lieu de « la chose dont je parlais ».

Source photo : wikipedia.


Lorsque j’écris mes trucs, il m’arrive de tenter de reproduire le langage courant québécois. Ça m’apparaît plus efficace et plus près de mon expérience d’expatrié de narrer dans ma « langue-réflexe ». Surtout lorsque je souhaite peindre mes réactions intimes, comme la surprise ou l’outrage. Il m’est plus naturel d’écrire « Quossé qu’c’est ça, c’t’ostie d’affaire là » que « Diantre, mais qu’est-ce que ça peut bien être cette putain de chose que je vois là ». Notez au passage les nombreuses contractions, un peu comme les « shouldn’t » et « wouldn’t » des Américains. Notez aussi le mot « hostie » dans son orthographe populaire, un des nombreux jurons du bon vieux Québec catholique. Au Québec, toute la vaisselle ecclésiastique trône au panthéon des jurons. Les « merde » et « putain » du Québec sont « tabarnak (tabernacle) », « côlisse (calice) » et « cibouère (ciboire) ». Sans compter les « baptême », « sacrament » (sacrement), « viarge » (vierge, de Vierge Marie), et « maudit prêt’ sale de bout d’ciarge» (maudit prêtre sale de bout de cierge).

Le deuxième filtre à appliquer est celui du vieux français. Détecter ce qu’on appelle en France des archaïsmes. Nous utilisons « soulier » pour « chaussure », « boucane » pour « fumée », « achalandé » pour « très fréquenté », ou « brunante » pour « crépuscule ». Nous disons « dispendieux » pour « cher », « plaisant » pour « agréable », « présentement » pour « actuellement », et « garnotte » pour « gravier ». Pour ces petites places publiques dans les villes, nous disons « carré » au lieu de « square ». Et lorsque nous voulons traverser une rivière, nous montons à bord d’un « traversier », et non d’un « ferry ».

Il reste enfin les expressions et mots typiquement québécois, inventés sur place. Par exemple « le dépanneur », qui signifie en France « l’arabe du coin ». « Tuque » pour « bonnet de laine ». « Magané » pour « fatigué, bourré ». « Mouiller » pour « pleuvoir ». « Ayoye » pour « Aïe, ouille ». Et « une brosse » pour « une cuite, une beuverie ». Pour ces mots, je vous recommande un des nombreux dictionnaires franco-québécois, comme celui-ci : http://www.fredak.com/dicoquebec.htm

Cet autre site vous expliquera pourquoi au Québec on dit « tu m’aimes-tu », ou « chu pu’ capab’ d’y ouère son ostie d’face, m’a l’tuer » pour « Je n’en peux plus de voir son putain de visage, je vais le flinguer » : http://pagesperso-orange.fr/alain.perron/Parlurequebecoise.htm

Il y a aussi ceci, qui offre une analyse plus complète que la mienne : http://fr.wikipedia.org/wiki/Lexique_qu%C3%A9b%C3%A9cois

J’espère que tout ça vous aide un peu.

Bon, ben c’est pas qu’c’est plate, mais faut que j’tchèque mes courriels, que j’aille aux bécosses, pis j’veux m’coucher d’bonne heure pour pas êt’ trop magané d’main. Faq’ salut.


mardi 9 décembre 2008

Watch-moé ben t’watcher



Depuis mon arrivée je suis allé au Louvre deux fois, et deux fois j’ai vu la Joconde. J’avais toujours pris en délibéré mon jugement final sur ce tableau. On arrive dans un musée et on découvre une œuvre qu’on a vue des centaines de fois dans le Larousse illustré. Parfois on est abasourdi, parfois on est déçu. La Joconde, on l’a vue 1000 fois dans des pubs de douches vaginales, sur des pots de crème antiride, ou des boîtes de chocolat noir. Assez souvent pour s’en écœurer gravement. Je ne voulais pas juger avant d’avoir vu l’original.

Et bien j’ai vu. Et je n’ai pas compris. À la deuxième visite, j’ai essayé encore plus fort d’apprécier le tableau, et je n’ai pas réussi. Quelqu’un peut-il svp m’expliquer le délire autour de cette toile? Un portrait de bonne-femme, de face, avec en arrière-plan un paysage flou. Du brun. Beaucoup de brun. Du jaune-brun, du vert-brun, du bleu-brun, et du brun-brun.

Au Musée d’Orsay, j’ai eu l’occasion de voir deux autres victimes de surexposition médiatique : Monet et Van Gogh. Au fil des ans, je m’étais un peu tanné de voir le poster des « nénuphars » dans toutes les chiottes de resto du Québec. « Ça reprend tellement bien le thème de l’eau, mis de l’avant par votre bel urinoir Crane 10-gallon-per-flush », avait souligné la décoratrice. Mais ce que j’ai vu à d’Orsay m’a un peu réconcilié avec le Rat-Pack de l’impressionnisme (Van Gogh – Monet – Renoir), particulièrement cette toile de Van Gogh. Le site web traduit très mal l’intensité des couleurs. Mais en gros, ce que le gars peint, c’est quatre diagonales : 2 bleues, 2 jaunes, en alternance. Plissez un peu les yeux, vous allez voir. Que du jaune et du bleu, très intenses. Juste un peu plus flou, et c’est de l’abstraction. Et la symétrie des diagonales est tellement forte, le contraste tellement volontaire, qu’on s’approche de trucs beaucoup plus contemporains comme ceci (Guido Molinari).

Oui, Léonard de Vinci a peint les visages avec une justesse et une finesse rares chez ses contemporains. Mais le Louvre possède de lui bien d’autres tableaux tout aussi beaux, sinon plus beaux que la Joconde. Alors pourquoi CE tableau-là? Pourquoi Da Vinci Code, pourquoi les douches vaginales au label Joconde, pourquoi cette toile est-elle devenue ze logo de la Renaissance? Je ne comprends pas.

Certains mentionneront le réalisme du portrait, à quel point les proportions du visage et le regard sont vrais, quelque chose de rare pour l’époque, voire avant-gardiste. Alors pourquoi pas ce tableau de Botticelli, peint vingt ans avant la Joconde, et dans lequel l’artiste a le culot de nous placer un gros spot rouge vif dans le haut de la composition. Et malgré ce spot rouge, on reste fasciné par le regard du jeune homme. C’est comme si le peintre, un peu baveux, nous disait : « J’ai tellement bien fait les yeux que même une grosse tache vive n’arrivera pas à te distraire de ce regard ». Ou dans son génie, Botticelli se sert-il de la tache pour justement attirer notre regard à la hauteur des yeux du personnage? Remarquez comment c’est le cou du jeune homme qui est au centre du tableau; les yeux sont dans le tiers supérieur. Est-ce que la tache rouge est là pour faire contrepoids à notre attirance naturelle vers le centre? Et c’est juste 50 ans après ceci. C'est assez drastique comme progrès, non?

Source photo : wikipedia.


D’autres parleront du fameux sourire rempli de mystère. Eille, wo menute! C’est pas la première qu’on voit des choses inexplicables dans un tableau. Ceci par exemple (Muriel Millard), ou même ceci (Jacques-Louis David). Et puis le fameux mystère du sourire de la Joconde, je vais vous le révéler, enfin et ici même. C’est un sourire induit par une substance psychotrope. Vous savez ce petit sourire suffisant qu’ont les sniffeux d’coke quand ils deviennent un peu paranos ? Ben c’est ça. C’est le regard du coké qui a les yeux secs et qui se dit dans sa tête : « Tu l’sais pas qu’je l’sais qu’tu m’watche, mais watch-moé ben t’watcher ». La Joconde, un peu de Visine et elle aurait l’air ordinaire.

Le pire, c’est que personne ne va au Louvre pour voir la Joconde. Mis à part moi et les autres snobs, les gens vont au Louvre pour se faire photographier à côté de la Joconde. Petite différence. La Joconde n’est plus une toile. C’est un travel-statement (mon invention). « Been there, done that – je peux maintenant mettre une punaise sur ma carte du monde. » Les conservateurs du musée pourraient suspendre un calendrier des scouts, et ça ferait tout aussi bien l’affaire.

S’il y a quelque chose de génial dans la toile de Leonardo, c’est qu’il semble avoir anticipé la horde de touristes mal vêtus qui viendraient un jour défiler devant le tableau. Dans le regard, dans le sourire, il a peint le ridicule de la situation. Derrière sa vitre anti tout, la Joconde regarde la foule et a l’air de se dire : « Watch-moé ben t’watcher… Pis j’ris de toé en plus. »


dimanche 7 décembre 2008

Cinq fois plus



La petite voix crépite dans le vieux speaker du RER : « En raison d’un accident de personne, le trafic est interrompu sur la ligne A du RER entre Nation et Auber ». Je pense à Victor, un rigolo de la job, qui l’autre jour disait : « Si c’est l’accident de personne, pourquoi ils arrêtent le putain de train! » Depuis deux-trois semaines, c’est une série noire pour le RER. À tous les jours y’a un incendie, une panne technique, un dégagement de fumée suspecte, un fêlé qui marche sur la track, ou quelqu’un qui passe à l’acte.

« Accident de personne », c’est comme ça que la RATP désigne un écrapou avec beaucoup de jus et de morceaux de cervelle sur le pare-brise d’un de ses trains. Ça ou « incident grave de voyageur », pour les métros je crois. Ou les deux. C’est généralement à cause d’un suicide. Mais y’aurait également des homicides à l’occasion. Le gars qui se fait pousser devant le train. Et des accidents bêtes aussi. À certaines stations, il y a un bon espace entre la rame et le quai. C’est assez large pour laisser passer un enfant ou une top-modèle. Ou bien le matin, à Châtelet : il y a quatre rangées de voyageurs frustrés d’avoir manqué les deux derniers trains. Et ça se pousse. Ça se chamaille. Ça joue du coude pour être près de la porte du wagon quand elle s’ouvrira. Le train entre en gare, un mauvais calcul, un énervé qui pousse trop en arrière, et bang…

Paris, c’est une densité de 20 433 habitants au kilomètre carré. Montréal, c’est 4 505. Presque cinq fois moins. C’est difficile de bien visualiser ces chiffres. Disons que sur la piste de danse d’une discothèque montréalaise, t’aurais un beau mètre carré pour gesticuler. Un mètre carré, c’est environ gros comme neuf tuiles de parquet. À Paris, dans la même discothèque, y’aurait environ cinq personnes sur les mêmes neuf tuiles de parquet. Cinq personnes, donc dix pieds, sur neuf tuiles : y’a nécessairement quelqu’un qui pile sur le pied de quelqu’un d’autre.

Source photo : wikipedia.


Cinq fois plus de monde dans ton champ visuel. Cinq fois plus de monde sur ton chemin. Cinq fois plus de gens qui ne regardent pas où ils vont, hypnotisés par leur Blackberry. Cinq fois plus de crétins qui poussent les autres. Cinq fois plus de crosseurs qui essaient de rentrer au milieu de la file. Cinq fois plus de gens expressifs qui parlent avec leurs mains et qui te foutent accidentellement une baffe alors que tu t’apprêtes à les dépasser sur le trottoir. Dans la circulation piétonnière, la majorité des gens se déplacent intelligemment. Ils regardent où ils vont et tchèquent leurs angles morts avant de tourner. Mais y’a toujours un 20% de mêlés inconscients qui s’en vont tout croche sans signaler leurs intentions. À Paris, c’est le même pourcentage, mais y’en a cinq fois plus. Et peut-être même six fois plus, en raison de la forte affluence touristique.

« Cinq fois plus », c’est cinq fois plus pour à peu près tout, dans le positif comme dans le négatif. Cinq fois plus de monde dans le métro le matin, alors y’a inévitablement cohue, surcharge des infrastructures, et tout ce qui vient avec. Cinq fois plus de désespérés au km carré. Mais aussi cinq fois plus de poubelles quand tu veux jeter un papier de gomme balloune. Cinq fois plus de pâtisseries. Cinq fois plus de bons restos, de théâtres et de librairies. Et aussi cinq fois plus de jolies femmes à regarder passer. C’est pas pour rien que les bistrots ont leurs chaises tournées vers le trottoir.

Un truc que j’aime bien, c’est qu’il y a cinq fois plus d’affaires étranges. Hors de l’ordinaire. Rigolotes. Ou émouvantes. Des robineux paquetés qui s’astinent. Des trompettistes qui profitent du bel écho d’une cour carrée, un samedi soir tranquille. Des violoncellistes dans un couloir de métro qui te donnent le goût de ralentir et d’écouter un peu. Des rastafaris avec des tuques plus grosses qu’un sac de balayeuse industrielle. Une fille en robe de soirée qui traîne derrière elle une énorme poche de je-sais-pas-quoi. Des chiens qui reniflent cinq fois plus de fesses de chiens. Ici, t’as beaucoup plus de chances d’être étonné ou déstabilisé. Tu te dis cinq fois plus souvent, presque content : « Ostie que le monde est mêlé. Chu pas si pire que ça. »

Après un moment, on comprend un peu pourquoi Paris est la capitale mondiale du baba-cool. Ici, c’est peine perdue d’essayer de te faufiler, de dépasser, de contourner. C’est un combat sans fin. Pour ta santé mentale, c’est préférable de ralentir et de laisser les autres te dépasser. Prendre le temps de digérer.