lundi 23 février 2009

Dunkerque revisité



En rentrant hier soir de Dunkerque, je savais déjà que j’allais rectifier certains points de mon dernier texte. Je m’étais fait de cette ville et de son carnaval l’idée qu’on avait bien voulu m’en donner. Et je crois que la description de ce que j’anticipais a vexé au moins une personne.

My mistake : Dunkerque n’est pas une ville de pêche. Elle l’a peut-être été par le passé, mais plus maintenant à ce qu’on m’a dit. Dommage, car tous les ports de pêche du monde ont une petite place dans mon cœur, aussi laids soient-ils. Premièrement, parce que je viens d’un coin du Canada où la pêche est une activité économique importante. Deuxièmement parce que j’adore le poisson. Troisièmement parce que je connais un peu le métier de pêcheur, et que j’ai beaucoup de respect pour ses artisans. Ces gars-là font un métier dangereux, sur l’océan, la plupart du temps en pleine nuit. L’océan, la nuit, c’est comme la Sibérie, mais en mouillé. En plus de braver les éléments, ces gars là sont à la merci de bureaucraties et de marchés financiers qui peuvent leur bousiller une saison complète. Ils ne sont jamais loin du chômage et de la précarité. Quand je bouffe un filet de morue, je fais une petite prière.

Dunkerque est une ville industrielle. J’ai pas mal de respect aussi pour les gens qui travaillent en industrie. Quand, dans ma petite tour à bureaux, un collègue se plaint de nos conditions, c’est moi qui lui ferme la gueule. Je lui dis d’aller faire garde-malade. D’aller servir des repas dans une brasserie. D’aller à l’usine, juste pour essayer. D’aller ramasser nos putains de poubelles, ou de se lever au milieu de la nuit pour faire des baguettes à 90 centimes l’unité.

Dunkerque est une ville moche. Je suis désolé, mais à ce chapitre, je réitère. La première chose que j’ai reniflé en sortant du train, c’est l’odeur du cramé. Moi qui espérais un peu de vent salin. Sur Wikipedia, y’a une belle image panoramique qu’on peut observer en gros. Sur l’image, le ciel est bleu, alors ça sauve un peu la donne. Mais en gris, comme hier, c’est plutôt triste. Des rangs d’édifices en brique rouge, rectangulaires et anonymes. Au fond à droite, le port, et derrière lui le profil des cheminées. Devant l’hôtel de ville, un des seuls beaux édifices, on a foutu ce qui ressemble à une tour de contrôle à la Vladivostok. Et la photo ne le montre pas, mais cette tour est habillée d’une espèce d’enduit de cuivre aujourd’hui un peu déglingué.

Je ne blâme pas les Dunkerquois pour le décor. Port stratégique, Dunkerque s’est pris dans la gueule je ne sais combien de tonnes d’obus pendant toute la durée de la 2e guerre. Ce genre de pilonnage, ça t’efface le pittoresque de manière assez efficace. Alors aujourd’hui, Dunkerque, c’est vraiment pas Barcelone. Et je ne dis pas ça avec arrogance. Encore une fois, je viens d’un coin du Canada où on a inventé des villes-champignons au gré des besoins de l’industrie lourde. Entre Dunkerque et Baie-Comeau, la ville où j’ai grandi, j’hésite beaucoup à désigner une championne de la « mochitude ». Reste que si j’écrivais un guide touristique sur la France, je me sentirais malhonnête de mettre Dunkerque dans le top 50 des paysages à croquer.

Bon, cela dit, il faut que je parle du positif. On m’avait fait un peu peur avec le carnaval. Je m’attendais à voir ma dose « d’endormis-dans-leur-vomi ». Je m’attendais à un truc assez délinquant, un peu violent, à la frontière du hooliganisme. Dans ces villes qui en prennent pour leur rhume en cette belle ère de l’économie libérale, y’a souvent une aigreur, une rancœur stagnante. Un truc mauvais qui attend juste l’occasion de gicler, comme le pus d’un bouton. Dans une fête qui promeut à ce point le chahut, tout serait réuni pour régler un peu ses comptes avec l’existence.

Mais à Dunkerque, c’était tout le contraire. J’ai rarement vu une foule de gens aussi joyeux et amicaux. Bien coincé dans la masse hystérique de la bande, alors que je ne voyais plus mes pieds, j’entendais mes voisins m’avertir dès qu'un obstacle se présentait sur le chemin. Des saltimbanques inconnus me tenaient solidement pour ne pas que je pète la gueule dans la foule chaotique. Devant l’hôtel de ville, au lancer des harengs, un cordon protecteur se formait dès que quelqu’un tombait par terre. Les portes des maisons ouvertes, avec les fêtards qui entrent et qui sortent. La bière était pas chère et les gens généreux. Les chansons grivoises, un peu idiotes et surtout sans conséquences, je les ai apprises et gueulées avec joie. Quel beau sens de la fête. Quelle manière magnifique de donner des couleurs à la ville. Je suis rentré à Paris fourbu, mais heureux.

Je ne crois pas que Paris m’ait déjà donné l’occasion de rigoler autant; on s’y prend trop au sérieux pour se laisser aller à de tels plaisirs. Dunkerque, c’est pas joli, mais l’esprit y est beau. S’il est question d’y retourner l’an prochain, je serai plus facile à convaincre. Mon souvenir de Dunkerque, ce ne sont pas les façades mornes, mais plutôt quelque chose qui ressemble à ceci :










samedi 21 février 2009

Dunkerque



J’ai mon fard à paupières, mon bâton de rouge, ma robe, ma perruque et mon boa. Demain matin, Dunkerque m’attend. TGV direct de Gare du Nord, arrivée vers midi. Retour en soirée, je ne sais trop dans quel état de conscience.

Dunkerque, c’est probablement la seule ville du monde qui arrive à sentir mauvais quand on la regarde sur Google Maps. Du haut des airs, on la voit cachée derrière un littoral d’industrie lourde. Bien présentes sur la photo satellite, les fumées des hauts-fourneaux obscurcissent un sol taché de rouille et de charbon. En plongée, c’est un paysage Mad-Max de chemins de fer, de chenaux et barges, d’étangs de décontamination, de citernes. Un ami qui a déjà travaillé dans une aciérie locale me disait que les bureaux se couvrent de suie en dix minutes si on a la mauvaise idée d’ouvrir une fenêtre.

Source photo : wikipedia.


Pour ajouter au charme du lieu, rappelons que cette ville a été rasée à 70% pendant la seconde guerre mondiale. J’ai pu voir à Caen, l’été dernier, les résultats de la reconstruction. Pas toujours joli. En 1946, il fallait loger les gens rapidement, à peu de frais. Alors on favorisait le style « Bauhaus pour les masses » : le truc bien carré, symétrique, préférablement terne. Contre un arrière-plan de fumée d’usine et de ciel gris à la façon Nord-Pas-de-Calais, ça te fait un beau gros cafard qui te titille l’envie de boire chroniquement. Alors, dites-vous, qu’est-ce que je peux bien aller foutre là demain? Pourquoi Dunkerque, au lieu de trucs jolis et peinards comme l’Alsace ou le Mont Saint-Michel. La réponse tient en un seul mot : le Carnaval.

Le Carnaval de Dunkerque, du moins la partie à laquelle j’assisterai, c’est une beuverie de quatre ou cinq jours pendant laquelle une foule d’hommes déguisés en femmes se promènent dans les rues de la ville en chantant des chansons de marin. On y organise diverses activités édifiantes, comme le lancer du hareng. Imaginez : des poissons gluants sont lancés dans une foule compacte d’ivrognes qui, pour l’honneur et rien d’autre, essaient de les attraper. Un gars saoul ferait n’importe quoi pour son honneur, y compris piétiner son voisin.

Mes sacs à vin de collègues, qui sont déjà là, entendent passer quatre jours à alterner entre consommation de bière et sommeil improbable dans leur voiture. Au cours des dernières semaines, ils ont tout fait pour que j’y aille. Ils ont négocié, supplié, menti. J’ai finalement accepté d’y passer une seule petite journée. Pas question de dormir une nuit dans une auto avec un copain ronfleur. Je suis trop vieux pour ce genre de projet. Et faut oublier l’option lit douillet. L’événement a du succès : les hôtels sont infestés de fêtards et les citoyens essaient de nous refiler des chambres médiocres à 90 euros. En plus, la SNCF profite de l’occasion pour nous arnaquer. L’aller-retour vers Londres en Eurostar se vend moins cher.

J’ai bien hâte de voir la chose. Avant que j’accepte d’y aller, on me parlait de jolies parades bon-enfant dans une belle ambiance régionale. Depuis que j’ai confirmé, mes amis ont plus ouvertement discuté de protège-tibias, de nez cassés et d’autos amochées. Deux de mes copains se sont procuré des bottes à coque d’acier. On m’a recommandé d’au moins porter mes bottes de montagne, sans quoi j’aurai peut-être quelques orteils bleuis. Et quand j’ai dit que j’allais apporter une deuxième paire de lunettes, on m’a répondu « très bonne idée » le plus sérieusement du monde. Il ne faut pas se leurrer : Dunkerque est une ville de gaillards qui travaillent en usine ou sur des bateaux de pêche. Des mecs qui se fendent le cul sur l’Atlantique Nord en pleine nuit pour que le Parisien puisse manger son petit hareng à l’huile. C’est bien normal qu’ils aient envie d’un peu de casse une fois par année. Ça promet. Disons que je serai loin du Festival des tulipes d’Ottawa.


mercredi 11 février 2009

Casse-toi pauvre con



Je sais pas trop pourquoi, mais la première chose qui m’est venue a l’esprit au réveil ce matin, c’est le fameux épisode « casse-toi pauvre con ». Tout le monde connaît. Si vous venez d’être libéré d’un goulag, je vous fais un rappel. Sarko prend un bain de foule au Salon de l’agriculture. Il serre des mains. Soudain, un vieux con lui dit : « Ah non, touche moi pas, tu me salis ». Et Sarko de lui répondre : « Casse-toi pauvre con ». Scandale! Paroles indignes dans la bouche d’un chef d’État. Voyez les images ici.

Je ne sais pas trop quoi en penser. C’est vrai que ça manquait de finesse. Ça ne colle pas à ce qu’on attend d’un Président. Mais quand même. Humainement, moi je trouve que le vieil insolent ne méritait pas mieux. « Pauvre con », c’est assez juste comme désignation. Premièrement, « tu me salis », c’est pas une manière de s’adresser à un être humain, même s’il est Président de la République. Deuxièmement, « touche-moi pas », c’est pas une manière efficace de trouver un consensus. Car ce vieux con, s’il avait des choses à reprocher au chef, il aurait pu le faire poliment. Selon moi, on a jamais convaincu ni fait réfléchir quelqu’un en l’insultant. Si t’as pas compris ça après 40 ans, c’est vrai que t’es un pauvre con, et probablement pour le reste de tes jours.

Cela dit, l’affaire « casse-toi pauvre con », c’est que de la petite bière pour moi, Canadien. Pas la peine de monter ça en épingle. En 1996, notre bon Premier Ministre Jean Chrétien a fait beaucoup mieux au manifestant professionnel Bill Clennett. Bill est un habitué des tribunes publiques. Activiste connu, et jouissant du temps libre que lui confère son statut de « smicard permanent par choix», Bill est du nombre des dénonciateurs dès que se présente une caméra de télé. Ce matin là, il était au mauvais endroit, au mauvais moment. Ce vieux reportage illustre les événements.

Jean Chrétien, on l’aime ou on l’aime pas. Moi, je l’aime bien. Il m’a toujours fait rigoler. Il n’était pas trop à sa place sur les photos officielles des G7 auxquels il a participé. Il avait toujours l’air un peu habitant. Il s’exprimait mal dans les deux langues officielles du Canada. Mais il était tenace. Et il savait se battre. Difficile de rester dans son chemin. C’est ce qu’on souhaite d’un chef, non? D’ailleurs, Chrétien a gouverné pendant 10 ans.

L’incident est entré dans les annales journalistiques canadiennes sous la dénomination « Shawinigan Handshake ». C’est Jean Chrétien lui-même qui a consacré l’expression lors d’un point de presse, signe de sens de l’humour particulier. Tout est documenté ici, malheureusement en anglais seulement.

Pour mes amis français, je la traduirai par « poignée de main shawiniganaise ». Shawinigan est le lieu de naissance de l’ex Premier Ministre. C’est une ville du nord, sur la rive de la Saint-Maurice. Une vraie ville style « ma cabane au Canada », avec des bûcherons (au temps où il était encore rentable de couper du bois). Le site web de la ville explique en ces mots pittoresques l’origine du nom : « Bien avant l’arrivée des Blancs, les autochtones de la région nommaient ce coin de pays Achawenekane, qui signifie en langue atikamekw « portage sur la crête ». Ce nom faisait référence à la chute qu’ils devaient surmonter par les rochers pour poursuivre leur voyage sur la rivière Saint-Maurice. »

Je vous laisse sur quelques cartes postales.

Les chutes de Shawinigan :



La rivière Saint-Maurice :



Les draveurs sur la rivière Saint-Maurice, au début du dernier siècle. Le mot « draveur » viendrait de l’anglais « driver ». Le métier de ces hommes était de guider les billes de bois sur la rivière, à l’époque où le transport se faisait par simple flottaison :



Et enfin, la célèbre « Shawinigan Handshake » :





dimanche 8 février 2009

Narcisse au bout de la nuit



Depuis une semaine je regarde les mèches qui me sortent de derrière les oreilles. J’ai fait ce que je j’ai pu avec le gel coiffant ces derniers jours, mais je dois me rendre à l’évidence : je suis arrivé au bout de ma dernière coupe de cheveux. Elle date d’avant Noël. Elle a tout donné, avant d’agoniser il y a environ deux semaines.

À l’approche de la quarantaine, on fait ce qu’on peut avec ses cheveux. Sur le dessus, ils sont minces et clairsemés. Le matin, on essaie de se les gonfler de quelques coups de doigt. On répartit les couettes stratégiquement pour couvrir un maximum de trous. Mais pas trop longtemps. On a deux ou trois chances. Après, faut arrêter peu importe le résultat. Un vrai homme ne se coiffe pas. Forcer la dose pourrait mener à une crise identitaire grave. C’est comme ça que ça commence. Et sans qu’on s’en rende compte, ça conduit à l’achat d’une Porsche Boxter, ou dans le pire des cas jusqu’au sacrifice de son mariage pour une blondasse de 25 ans à la recherche d’un sugar daddy.

Sur les tempes, c’est tout le contraire. Mes cheveux sont plus fournis que jamais. Un peu comme si ceux du sommet, fatigués de leur vie de montagnard solitaire, brûlés par les grands vents d’une contrée de plus en plus désolée, avaient migré vers la vallée pour rejoindre leurs copains du zinc. Sur les tempes, c’est comme le cul d’un gorille. Alors après un moment, ça fait deux beaux ponpons. L’aspect général de la chose rappelle Gilles Vigneault, dans un ton brun clair cheminant vers le début du gris.

Source photo : wikipedia.


Je déteste aller au salon de coiffure. Je suis radin, et c’est une des dépenses qui m’énervent le plus. Toujours à recommencer. Et c’est tellement cher, surtout à Paris. Bon, c’est pas tellement cher quand on voit ça du point de vue la coiffeuse. Elle consacre une trentaine de minutes à chaque client. Elle passe la journée debout. Elle a des frais. En plus, elle doit à l’occasion recevoir des clients pas trop propres de leur personne, le genre qu’on n’a pas vraiment envie de toucher, avec leur gueule de matelas pisseux et mité. Mais de mon point de vue, c’est cher pour une tonte. Me faire couper les cheveux, je vois ça comme une sorte de ménage, un mal nécessaire. Mais sortir les poubelles, faire la vaisselle, laver les draps, aérer la son taudis, ça ne coûte rien ou presque. Alors que les cheveux… Au moins je ne me vautre pas dans les lotions du dernier espoir que tentent de nous refiler les petits arnaqueurs du cuir chevelu.

À chaque fois que je prends place dans sa chaise, la coiffeuse me demande : « Qu’est-ce qu’on vous fait monsieur ? » Et à chaque fois j’ai envie de répondre : « Imaginez-moi il y a six semaines et faites ce que vous voyez dans votre tête, si c’est pas trop vous demander. » Non mais madame la coiffeuse, il me reste à peu près 122 cheveux sur le sommet du crâne et j’ai les tempes qui me débordent jusque sur les tympans. Réfléchissons bien ensemble à l’éventail de mes possibilités. Une queue de cheval? Une permanente? Des mèches? Pourquoi pas un afro, ça ferait changement. Une belle coupe microphone comme les Jackson Five en 1976, ça serait-y pas beau ça, non? Mais je me contente de faire mon petit laïus. Rendez-moi le tour d’oreille et la nuque présentables. Et sur le dessus, ne coupez rien; ceux-là on définitivement arrêté de pousser le 7 avril 1997, dans l’après-midi. Depuis, ils ont sombré dans une profonde dépression et, l’un après l’autre, ils se jettent dans le vide. Les plus chanceux atterrissent sur une taie d’oreiller rêche en mauvais coton. La plupart choisissent plutôt de se noyer dans le renvoi de ma douche, pour finir avec nos déjections dans le bassin d’épuration municipal.

À Paris, je n’ai pas encore trouvé mon salon. L’un vous fait ça au prix d’une couronne dentaire, l’autre fait toutes les coupes masculines à la tondeuse, comme dans l’armée. Je suis un peu old-fashioned. J’ai mieux quand c’est fait au ciseau. C’est moins lisse, moins uni. C’est me semble plus naturel, plus vivant, moins sculpté. Alors ce matin j’essaie un petit salon pas trop cher devant chez moi.

Le risque, avec les salons pas trop chers, c’est de tomber sur des gens qui n’ont pas beaucoup de talent. Du genre incapable de prendre une tête ordinaire et de la laisser ordinaire mais propre. Des barbiers maladroits qui vous font des entailles profondes dans le pelage. Des coiffeurs atteints de strabisme qui vous tirent une ligne de nuque comme une mauvaise imitation d’un Kandinsky. Des Figaro alcooliques qui bâclent leur travail, et à qui il faut toujours rappeler de donner le petit coup de rasoir sur les quelques égarés du milieu du cou. Sans blague, il m’est souvent arrivé de sortir du salon avec un favori qui pointait vers le haut, et l’autre vers le bas.

Donc, dans mon salon pas trop cher, je trouve une petite vieille en train de se badigeonner le visage d’une épaisse couche de fond de teint couleur jaunisse létale. Avant que j’aie le temps de me décider à filer, la vieille, visiblement avide de clientèle, se jette sur mon manteau. Le temps de compléter son glaçage technicolor, elle me confie à une assistante à l’orée du coma qui me lave la crinière en mâchant bruyamment un bon kilo de chewing-gum. Comme je sors de la douche, c’est mon deuxième shampooing ce matin. Deux vagues de suicides capillaires en un seul jour.

Je rejoins la chaise, et la coiffeuse sort ses ciseaux. Du travail à l’ancienne, que je me dis, c’est au moins ça de gagné. Mais elle n’a pas coupé deux couettes qu’entre une mémé, probablement cliente fidele depuis la Troisième République. Dans la vie, surtout dans les villes, tout le monde développe ses petits trucs pour obtenir le service V.I.P. Pour passer devant la queue. Pour avoir le plus beau morceau de viande. La mémé, elle, son truc, c’est la complainte et le mouvement pénible. « Je sors de l’hôpital, je suis en convalescence, mon arthrite me fait souffrir, il fait si froid cet hiver, ah vous savez madame les temps sont durs pour les vieilles personnes, j’ai mal aux genoux, choux, hiboux, cailloux, tralalère », tout ça débité d’une voix fluette et tremblotante. Et la coiffeuse de répondre « oui-oui ma p’tite dame, je suis à vous tout de suite ». Et elle lâche ses ciseaux pour prendre le clipper. Zzzzap, zzzapp, elle me coupe les cheveux à grands coups de tondeuse, comme on récolte à la moissonneuse géante les hectares d’avoine des plaines de l’ouest canadien. Je me vois déjà avec des lignes verticales derrière la tête, comme le gazon d’un terrain de golf, un hommage posthume à Max Headroom.

Je déteste les vieillards qui abusent de leur état de décrépitude, qui prétextent leurs petits maux pour obtenir des faveurs. Où qui, dans les transports publics, la jouent un peu gâteux pour me tirer de mon sommeil et m’imposer leur conversation. Quand ce n’est pas simplement pour me piquer mon siège. Et si j’ai le malheur de me montrer un tantinet impatient, j’ai droit aux reproches de mes voisins de banquette, ces sales hypocrites qui au fond sont bien heureux de conserver leur place assise. Les anciens pleurnichards, avec leurs yeux purulents et leurs rides veinées, je les place dans la même catégorie que ces gitanes qui passent la journée prostrées dans le couloir du métro, à lancer leurs jérémiades de boulevard, souvent munies, pour appâter la pitié, d’un enfant qui devrait être sur un banc d’école. Il y a de ces gens insolents dans la vie… Et je ne parle pas de ces marâtres qui pour fendre la foule se servent de leur progéniture; elles vous foncent dessus avec leur landau, en vous regardant droit dans les yeux et vous laissant une demi-seconde pour dégager la voie, comme un CRS armé d’une poussette. Et s'il devait arriver quelque chose au chérubin, c’est sur vous que s’abattrait l’opprobre public. On aurait tôt fait de vous traîner à la gendarmerie pour agression d’enfant, et vous moisiriez au cachot pendant un bonne nuit, en compagnie de petits criminels bronzés qui qualifient leur arrestation de geste discriminatoire, nonobstant le fait qu’ils ont été écroués alors qu’ils venaient de dérober le sac à main d’une touriste américaine.

Donc, la coiffeuse a précipité son travail, a saisi ses émoluments sans trop de politesse, et m’a laissé un sourire plastifié en guise d’au revoir. J’ai couru chez moi pour constater les dégâts. Heureusement, tout est correct. Pas ma meilleur tête, mais je suis présentable pour au moins deux ou trois semaines. Je peux donc me replonger dans ce bouquin de Céline (l'auteur, pas la sirène d'incendie épileptique) que j’essaie de terminer depuis un moment. Il faudrait que je le finisse bientôt ce livre; j’ai l’impression qu’il déteint sur mon tempérament.