lundi 3 août 2009

Route 138



Comme tout bon expatrié, je m’abandonne parfois à la mélancolie. C’est un bel état, la mélancolie. C’est un endroit paisible. Agréable, parce que tout y est idéalisé, où chaque image passe à travers un filtre doucereux de biais positif. Voici un de me thèmes favoris : la 138.

La 138, c’est la « Route 66 » du Québec. D’ouest en est, elle serpente le territoire dans sa largeur, sans jamais trop s’éloigner du Saint-Laurent. Sur ses 1371 km, le maigre « Chemin du Roy » traverse Montréal (rue Sherbrooke), puis Québec (boulevard Hamel), nous fait visiter la région de Charlevoix, avant de glisser vers les profondeurs sauvages de la forêt boréale, au-delà de Tadoussac, dans cette sombre immensité où les touristes français n’osent pas vraiment s’aventurer : la Côte-Nord, le Far-East des bucherons et des mines de fer.

Cinq ou six fois par année, motivé par mes devoirs familiaux, ou par l’envie de manger le meilleur crabe au monde, je me tapais les 800 km qui séparent Montréal de Baie-Comeau, la ville de mon enfance. Profitant d’un week-end de pont, je quittais mon travail vers 15 heures le jeudi, question de devancer un peu le trafic. Soit dit en passant, je n’avais pas à subir l’ignoble petit commentaire : « Tu prends ton après-midi ? » Cette blague narquoise, petite et mesquine, habituellement prononcée le plus publiquement possible par des collègues jaloux, est un produit typiquement français. Quand je l’entends, j’ai envie de dire : « Hey le Français, quand j’arrive ici le matin, tu dors encore dans ton lit. Et quand tu vas prendre ton café pendant 30 minutes avec les collègues, moi je travaille ».

Donc je partais vers 15 heures, l’âme en paix, avec la satisfaction du boulot bien fait. Parce que ce qui compte, ce n’est pas d’être « vu sur les lieux du travail », mais plutôt de livrer la marchandise. Mais c’est mon système de valeurs à moi. D’autres sont libres de rester très tard pour donner l’impression qu’ils bossent beaucoup. Quoique que bosser très tard peu aussi donner l’impression qu’on est désorganisé et inapte a bien évaluer ses missions. Donner l’impression qu’on n’est pas très productif. Pas créatif. Incapable de maximiser ses efforts, et d’optimiser ses méthodes. Pas disponible pour rester très tard quand il y a vraiment du travail en extra, parce qu’une simple charge de travail normale nous oblige déjà à rester très tard. Et encore, parfois j’ai l’impression que plusieurs ne font qu’acte de présence après 17 heures, s’étalant pendant encore deux heures en badinages et en chaînes de courriels stupides… (Fin de la digression.)

Donc, je partais vers 15 heures, la voiture pleine d’essence et une quinzaine de CD (je suis old-fashioned) à portée de la main sur le siège du « helper », comme on dit chez nous. Pour les premiers 250 km, je trichais un peu. Je passais par l’autoroute 20. C’est vrai que la 138 entre Québec et Montréal, est magnifique. Dans les terres, près de Yamachiche, on est au niveau du fleuve, et les épis vont se perdre dans l’eau. Ou plus loin, dans la région de Portneuf, ce sont les vallons verdoyants, les vieilles granges, les petits clochers et les fromageries. Mais Québec-Montréal par la 138, c’est quatre heures de route, au lieu de deux heures par l’autoroute.


Vue de Neuville, sur le Chemin du Roy. (source)


Certains contournent la ville de Québec par le boulevard de la Capitale, un périphérique laid et morne. Si votre direction est la Côte-Nord, cette voie de contournement qui contourne un peu trop longtemps ne présente pas de réel avantage. Moi j’aimais mieux traverser Québec par le boulevard Charest. Cette artère reste assez efficace, même si elle plonge dans les quartiers Saint-Jean-Baptiste et Saint-Roch, où j’ai fait mes études. De belles années, de bons amis, de belles amours. Petit coup d’œil au Vieux Québec sur son promontoire, avant de longer les battures de Beauport et l’Île d’Orléans, verte et superbe au milieu du fleuve.


Les maisons ouvrières du quartier Saint-Roch, à Québec. (source)


C’est après Québec que commence le vrai périple. C’est à ce moment qu’on quitte la civilisation. La route 138 court encore sur 1000 km. Moi, il m’en reste 500. Répartis sur ces cinq cents bornes qui longent le fleuve, seulement 30 000 habitants. Pour vous donner une vague idée, c’est comme si on prenait 1 kilomètre carré de Paris et qu’on l’étalait sur 500 kilomètres. C’est très clairsemé. Et très beau aussi. Entre Québec et Baie-Comeau, il y a probablement un total de dix feux de circulation. Je me souviens d’une époque où il y en avait seulement cinq. Je les avais comptés. Je trouvais la blague rigolote : « C’est où Baie-Comeau? Allez tout droit, c’est au cinquième feu après Québec ».

À ce moment du périple, je roule depuis trois heurs environ. J’ai écouté au moins quatre CD, que j’ai probablement chantés à tue-tête d’un bout à l’autre. J’adore chanter dans l’auto. Seul dans une auto, on se sent comme dans une salle du bain. C’est un lieu intime, coupé du monde, où on peut déconner à souhait. Et sur 800 kilomètres, on finit par déconner beaucoup. On oublie. Et il y a toujours ce moment de honte totale, lorsqu’investi dans une superbe imitation d’Elvis, on oublie que le feu est passé au rouge, et qu’on a ralenti, et qu’on s’est arrêté, et que si ce piéton nous fixe d’un air plutôt bizarre, c’est qu’il entend tout de notre performance saugrenue.

L’hiver, la 138, c’est long. Il fait noir à 17 heures, alors la majeure partie du trajet ressemble au début fantomatique de Lost Highway (David Lynch). Mais avant la neige, ou après selon votre vision du temps, c’est beau la 138. Je fais généralement une pause à Baie-Saint-Paul, dans Charlevoix. C’est mon étape. Je bouffe un peu, je mets de l’essence.


La Baie Saint-Paul à marée basse. (source)


Mais je ne tarde pas trop, parce que j’espère voir tomber la nuit, sur les hauteurs de Cap-à-l’Aigle. À cet endroit, on a une vue du fleuve qui se perd dans la l’horizon, flanqué à gauche par les collines du bouclier canadien, et à droite par la ligne pourpre des sommets appalachiens. Sur l’eau, quelques îles longues et minces se prélassent dans les dorures du coucher de soleil. C’est à cet endroit qu’on renifle les premières notes d’air salin; premiers signes tangibles de la métamorphose du Saint-Laurent, de fleuve en mer.


Coucher de soleil dans le clocher de Cap-à-l’Aigle. (source)


De là, on s’enfonce un peu dans les vallons d’épinettes, jusqu’à Baie-Sainte-Catherine, au bateau. Un kilomètre de voie maritime au milieu du fjord du Saguenay. On ne bâtit pas un pont de la taille du Golden Gate pour desservir un groupe de seulement 60 000 âmes semées sur un littoral sans fin. Alors la traversée se fait en bateau. On profite de la pause. On prend l’air. On fait pipi. On s’achète un détestable café instantané, servi par un des automates brunâtres mis à notre disposition sur le traversier.


Vue du Fjord du Saguenay, du traversier. (source)


Lorsque le bateau accoste à Tadoussac, il fait nuit. Il reste 200 kilomètres. Deux heures d’introspection, le plus beau moment. Sur la route déserte à cette heure, on traverse les villages qui dorment. Grandes Bergeronnes, Les Escoumins, Longue-Rive et ses interminables dix kilomètres à vitesse réduite. Entre ces îlots de lumière blafarde, il n’y a que du noir : les forêts d’épinettes, les tourbières, l’asphalte, et le ciel. Hypnose.

Je vous mens un peu. Dans le contraste des phares, le ciel a l’air noir. Mais il ne l’est pas du tout. Il faut absolument s’arrêter sur le bord de la route, deux minutes. Dans le silence complet, on voit tout l’univers, et la grande traînée bleue de la Voie Lactée, somptueuse volute couverte de ses mille soleils. Et si on a un peu de chance, dans la grande tranquillité, pas loin de Colombiers, on verra des aurores boréales glisser contre la voute, comme des serpents fantômes, nacrés et luminescents.


Aurore boréale. (source)


Vers 23 heures, Baie-Comeau apparaît, endormi sur les rives de la Manicouagan. C’est la fin du périple. C’était joli, mais après huit heures de route, il est temps que ça finisse. Reste que tous ces paysages, ils sont en moi, et ils me sont précieux. J’ai parcouru la 138 si souvent que ce chemin est attaché à un tas de mes souvenirs. C’est normal que cette route remonte un peu quand j’ai un accès de mélancolie.

Mais récemment, j’ai trouvé un coin joli en France. Un coin un peu désert, tout vert, avec beaucoup d’eau, et une lumière qui me rappelle celle de l’estuaire du Saint-Laurent. C’est le Cotentin. Je suis heureux que les vacanciers français aillent s’empiler comme des cons sur la Côte d’Azur, à se faire snober par les petits hôteliers arnaqueurs. Moi je garde le Cotentin. Foutez-moi la paix ;-)




6 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai été obligée d'arrêter de lire «au 5e feu après Québec» parce que ça lit mal les yeux plein d'eau. Il semble bien que ta mélancolie m'ait kidnappée... Je vais essayer de me changer les idées en pensant aux «Épluchettes de crâbe» du temps de Pâques au cours desquelles les crevettes de Matane font office de frites... Argh! (En prime, mon capchat pour publier ce billet est «COMER»... c't'une blague ou...? :P)

Anonyme a dit…

Tu vois ma nostalgie??? J'ai même fait un lapsus en écrivant «CapChat» au lieu de «CaptCha»...!!! ;-)

noèse cogite a dit…

Nostalgie quand tu nous tiens..vs êtes dû pour un voyage au QC :)

sylviane a dit…

Un petit vol vers le Québec ne serait-il pas le bienvenu ? Bonnes vacances quel que soit l'endroit :-)

Unknown a dit…

C'est vendeur. Tellement réaliste que j'ai des odeurs associés aux images:-)

Anonyme a dit…

Il finit quand ton contrat? ;-)