mardi 18 août 2009

Le vaudeville et ses impacts



Des lectures récentes abreuvent de nouvelles questions ma réflexion sur la société française. Par le fait même, elles m’obligent aussi à réévaluer mes opinions sur le Canada et l’Amérique. Tout d’abord un numéro hors-série de la revue L’Histoire, consacré à la Russie. Puis, « Le Prince » de Machiavel, un classique un peu lourd, mais nécessaire. Enfin, une belle brique de Max Gallo intitulée « Les Clés de l’histoire contemporaine ».

Quand on vient de l’Amérique du Nord, on peut facilement oublier qu’on a grandi sur une terre promise. Depuis 400 ans, l’existence en Amérique est un long fleuve tranquille. Mis à part les tribus autochtones, qui l’ont eu en pleine gueule, aucun peuple n’a eu à subir de réel traumatisme, ou de tension permanente.

Les frontières nord-américaines se sont dessinées relativement paisiblement. Résumons les principaux conflits qui se sont déroulés sur nos terres :
  • Escarmouches inter-coloniales d’avant 1760. (Pas vraiment de données).
  • Déportation des Acadiens en 1755, 15 000 déplacés.
  • Bataille des Plaines d’Abraham en 1759. Environ 1000 morts et blessés. Québec passe aux Anglais. La Nouvelle-France suivra bientôt.
  • Guerre d’indépendance des États-Unis, de 1775 à 1783. Environ 50 000 morts.
  • Rébellion des patriotes du Bas-Canada, 1837 et 1838. Les données difficiles à trouver. Certains parlent de 350 morts.
  • Guerre contre les Sioux, dont la fameuse bataille de Little Bighorn (général Custer), 1876 et 1877. Environ 1500 morts (incluant les Sioux).
  • Guerre de sécession, de 1861 à 1865. Le seul vrai grand conflit, avec 600 000 morts.
  • Bombardement de Pearl Harbor, 1941. 2500 morts.
  • Attaques du 11 septembre 2001. 3000 victimes.

J’en oublie certainement. Mais au fond, il est difficile de trouver un conflit nord-américain qui a profondément remodelé les frontières, ou amené un changement drastique de régime, au prix d’innombrables vies. En fait, on peut parler d’une relative stabilité. En guise de comparaison, la seule campagne napoléonienne en Russie (1812) a tué environ 750 000 soldats en six mois. Et on ne parle pas des villages pillés, des villes incendiées.

Source photo : wikipedia.


Ce que je vois dans mes présentes lectures, c’est un véritable vaudeville politique et guerrier, une danse infernale qui se poursuit année après année. Machiavel me parle des incessants conflits entre principautés italiennes, avec de quasi-invasions de la France, de l’Espagne, de l’Autriche et du Vatican. Chez Gallo, je vois une terrible instabilité s’emparer de la France après la Révolution. Changements de régime fréquents, allers-retours entre l’alliance et la guerre, avec les Russes, les Anglais, la Prusse, l’Autriche, les Hollandais. Presque tout le 19e siècle est marqué du sang. Et puis suivent les deux grandes guerres mondiales.

Je vois des États être rayés de la carte, puis réapparaître quelques années plus tard, comme la Pologne. Ou des inventions diplomatiques, comme le Royaume de Belgique, élaboré en 1830, puis reconnu en 1839. Moi qui croyais que la Belgique datait du moyen-âge! En fait, les vieilles villes peuvent donner une illusion de permanence. Mais en réalité, les frontières européennes ont une étonnante histoire de malléabilité.

Je vous invite à aller consulter cette galerie de cartes sur Wikipedia. Concentrez-vous sur les 11 cartes qui vont de 1750 à 1996. Remarquez ce qui arrive à la Pologne. Et à l’Italie, qui perd pour un moment le haut de sa botte. Voyez la Belgique sortir de nulle part sur la carte de 1885. Et la Finlande sur celle de 1924. La France et l’Allemagne qui s’échangent l’Alsace comme un ballon de foot. Onze cartes sur 250 années : l’Europe change de visage à tous les quarts de siècle. En fait, la période actuelle (depuis la Deuxième Guerre mondiale) est exceptionnelle par son absence de conflits très meurtriers entre grandes puissances.

En gros, si on verse dans la statistique un peu conne, un Européen peut s’attendre à voir les frontières de son pays changer trois fois pendant sa vie. Pas étonnant qu’à peu près n’importe qui puisse revendiquer n’importe quoi. Ossétie du Sud, Monténégro, Wallonie, Flandre, Pays Basque, tout le monde peut appuyer sa revendication de souveraineté sur un moment particulier de l’histoire.

Ce grand foxtrot frontalier, quand on y réfléchit, doit certainement avoir façonné les esprits ici. Qu’advient-il de la notion de permanence? Qu’est-ce qu’une règle? Y’a-t-il un prix à la transgresser? Y’a-t-il des lois, ou seulement des plaideurs plus ou moins talentueux? Qui représente l’autorité? Qui est juge ultime dans un conflit? Sent-on plus fortement l’urgence de vivre? L’Europe rend-t-elle cynique? Si la ville dure plus longtemps que l’État (Bruxelles a plus de 1000 ans, et la Belgique moins de 200 ans), on se sent citoyen d’où : du pays, de la ville, ou même du quartier? Quand on regarde le Palio de Sienne, on a l’impression que les gens de l’endroit ont pour seule capitale l’église de leur quartier.

Au Canada, on se plaît à questionner notre identité nationale. C’est vrai que le Canada, c’est moins exotique que l’Italie, ou même les USA. La mythologie nationale canadienne n’est pas très dense. Pas de Chevaliers de la table ronde. Pas de Jesse James. Pas de moment où la nation presque perdue a été sauvée de justesse par une bande de héros. Pas de grande conquête contre de méchants infidèles.

Mais d’un autre côté, les identités européennes m’apparaissent soudainement un peu plus floues. En fait, l’Europe est forte dans le domaine de la nation. Mais elle l’est moins dans le domaine de l’État. On dirait qu’en Amérique, c’est le contraire. Des États qui donnent un cadre stable, mais aussi fondés dans une ère de grande mobilité. Dans ces cadres, on dirait que les nations américaines n’ont pas encore eu le temps de bien se figer.

Tous ces contrastes entre les deux continents se reflètent certainement dans les esprits, et la manière d’aborder la vie.


2 commentaires:

Anonyme a dit…

et si la densité de la population était un facteur important pour expliquer cela ?
Pour mémoire nombre d'habitants/km2 (source wikipedia) :
Canada 3,3
Québec 4,96
États Unis 31
France 112
Italie 195
Allemagne 231
Royaume Uni 247
Belgique 340
Pays bas 395
quand tout le monde vit les uns sur les autres cela crée des tensions !
Juste pour finir sur une note humoristique, l'état avec la densité la plus forte est....
Monaco avec 16 235 ;o))

Unknown a dit…

Tiens, c'est marrant Paul, je t'avais parlé de la densité de population également pour expliquer les tensions qui existent davantage en Europe.

Le passage de Paris à Montréal est à ce sujet une expérience révélatrice : on passe d'un endroit surpeuplé avec une atmosphère tendue à une ville étendue dans laquelle les gens sont particulièrement relax. En ayant jamais personne sur le dos, on adopte très vite la même attitude décontractée et détachée et on goûte un sentiment de liberté lié à l'espace offert.

Merci pour cet article très instructif.