dimanche 3 mai 2009

Système névrose



La France vénère le Siècle des Lumières, sa dernière époque de grandeur (il y en aura d’autres, j’en suis certain, soyons optimistes, d’ici quelques millions d’années). Cette vénération se manifeste quotidiennement, consciemment ou non, dans l’application quasi névrotique de petits systèmes logiques, d’ordres de tri reconnus, de recettes « établies », etc. Il y a chez le Français une manie à tout classer, à tout compartimenter. En France, le chaos n’existe pas, ou plutôt « ne doit pas exister, dans la mesure du possible, sauf dans une queue » (décret du 8 septembre 1894).

Bon, c’est bien beau les affirmations à l’emporte-pièce, mais on veut des exemples. Premier exemple : essayez d’obtenir le café en même temps que le dessert dans un resto. Oh my God! How shocking! La commotion totale. Quand il vous aura compris, le serveur pourrait très bien refuser. Comme si vous lui aviez demandé de marcher sur la tête. En France, c’est le dessert, et le café APRÈS. M’en fous que vous soyez pressés. M’en fous que dans votre culture de wisigoth vous aimiez le contraste amer-sucré du café-dessert. Et pourquoi pas la salade avant le plat? Non mais tout de même, on n’est pas des barbares ici madame!

Deuxième exemple : la numérotation des départements français. Ils sont numérotés en ordre ALPHABÉTIQUE!!! Le Français est fasciné par l’ordre alphabétique comme un bébé qui découvre certaines parties de son corps. Allez voir le résultat ici, c’est trop rigolo. Agrandissez l’image. Notez que le 10 (l’Aube) est à côté du 89 (Yonne) et que le 14 (Calvados) est à côté du 50 (Manche). Beau puzzle, hein?

Maintenant, revenons au département 10 (l’Aube). Vous l’avez trouvé? Il est en haut, un peu à droite de Paris. Pas trouvé encore? Sous « BELGIQUE », il y a 8, puis dessous 51, puis dessous il y a 10, voilà. Bon, à présent trouvez-moi le 11. Vous avez 5 secondes… allez, GO!

Et alors, vous l’avez eu? Le 11, il est tout en bas de la carte, près de « ANDORRE ». Le 11, c’est le département « Aude ». 10 = Aube, 11 = Aude, et 12 = Aveyron (je sais pas où sur la carte), etc. Commencez-vous à comprendre le système de numérotation par ordre alphabétique? Génial hein? Bon, c’est absolument contre-intuitif quand on lit une carte dans le sens normal de la lecture (qu’on soit chinois, arabe ou occidental), mais c’est quand même presque parfait comme système. Fallait y penser, quand même!

Source photo : wikipedia.


Presque parfait… Comme on a utilisé une numérotation successive (1,2,3,4) au lieu d’une numérotation par intervalle (10, 20, 30, 40), y’a pas d’espace pour les ajustements. Je vais m’amuser à vous faire chercher le département 20 sur la carte. Allez-y…

Vous trouvez? Je vous donne un indice : la Corse (en bas à droite). La Corse? Y’a pas de « 20 » en Corse, y’a juste « 2A » et « 2B ». Avant y’avait 20, mais ils ont coupé le département en deux en 1976. Et comme 21 c’était la Côte-D’or, ils se sont débrouillés… Ils auraient pu faire 20 et 20½. Mais ils ont fait « 2A » et « 2B ». Donc, cette suite logique : 18, 19, 2A, 2B, 21, 22, etc. « Wo minute! Et le 2 alors? », que vous criez. Le 2 en question, c’est le département d’Aisne. Et ce n’est pas le 2. C’est le « 02 ». Parce que même si le classement semble numérique, les identifiants sont en fait alphanumériques. Surprise!

Donc, si on résume bien, les départements français sont identifiés par des codes alphanumériques simulant un ordre numérique qui lui est appuyé sur l’ordre alphabétique des noms des départements en question, exception faite des départements qui ont changé de nom pour des raisons historiques, comme l’Essonne (91) qui arrive après la Vendée (85). Capice? Ça monsieur, c’est tout un système.

On voit que le système en question a demandé une réflexion tellement intense qu’à la fin, les esprits étaient un peu fatigués, voir confus. D’où cette partie intéressante, de 83 à 95, où l’alphabet en prend pour son rhume :
83 Var
84 Vaucluse
85 Vendée
86 Vienne
87 Haute-Vienne
88 Vosges
89 Yonne
90 Territoire de Belfort
91 Essonne
92 Hauts-de-Seine
93 Seine-Saint-Denis
94 Val-de-Marne
95 Val-d'Oise
En définitive, le meeting s’est terminé tard dans la nuit, et on y a servi du vin…

Bon, tout ça finit par ne plus servir à rien, mais au moins, c’est « systématisé ». Incompréhensible, mais systématique. Contradictoire, mais documenté quelque part. Inutilisable, mais référencé.

C’est étrange. Au départ de ce texte, l’exemple des départements devait être une courte entrée en matière vers autre chose. Je voulais présenter cette capacité française à bien compartimenter, qui fait qu’un Français sait apprécier la différence entre les concepts de « bio », « végétarien », « Greenpeace » et « yoga », au lieu de tout amalgamer dans un seul nuage de confusion.

Mais bon, je me suis enfoncé dans l’exemple des départements. Un peu comme on s’enfonce dans les formalités de la bureaucratie française, toujours plus complexe que prévu. D’ailleurs, de faire l’exercice m’a peut-être permis de comprendre quelques trucs additionnels sur ce pays. De cette réflexion se dégage peut-être une tendance, un trait de caractère typiquement français. Certaines des complexités de la vie dans l’Hexagone sont peut-être nées d’une obsession de systématiser « l’insystématisable ». D’aller contre le réflexe naturel, qui paraît trop fruste, et pas assez cérébral. De lutter contre le chaos, vieille habitude des Lumières. Habitude « cartésienne » (de Descartes, un Français).

Suite de réflexion, pour un autre jour : est-il arrogant de dire que « cartésien » est synonyme de « rationnel »? Parce que le classement des départements, c’est un truc issu d’une forme de cartésianisme. Mais on ne peut pas dire que c’est très rationnel… Les Lumières ont-elles simplement rejeté le chaos par vanité? Parce que son organisation était trop complexe pour être comprise avec les moyens et capacités d’alors? Pour s’attaquer à systématiser le chaos, ça prend l’humilité d’un ouvrier bâtisseur de cathédrale. À voir…

En tout cas. Concluons. De temps en temps, j’entends des trucs comme « Olivier, il vient du 76 » ou « j’habite dans le 91 ». Je sais pas du tout c’est où. Je me contente de répondre comme un politicien : « Ah, y paraît que c’est un très beau coin le 76. On m’a chaudement recommandé d’y passer lors de mes prochaines vacances. »


2 commentaires:

piloucrate a dit…

En france, nos parents apprenaient servilement les noms et numéros des département au même titre que l'alphabet. C'était un rite initiatique de passage au statut d'adulte. Bel exemple de système utilisé, au départ, par les services postaux et devenu un symbole du savoir-pouvoir, hermétique à souhait, poussé jusqu'à l'absurde. Quand on a du mal à être, on peut toujours écraser l'autre de son savoir.

sylviane a dit…

@Piloucrate,
En France j'ai moi aussi appris à mes enfants à retenir les noms des départements.Et cela sous forme de jeu quand nous partions en vacances et que leur père doublait un véhicule immatriculé autrement que le nôtre. Mais je n'ai pas le souvenir "d'avoir écrasé" mes loulous de mon savoir quand ils se trompaient et que nous cherchions l'erreur tous les 5. Et quand on parle souvenirs de vacances cela leur revient toujours en mémoire, au même titre que nos engueulades sur les directions à prendre pour arriver à bon port :-)