samedi 15 octobre 2011

Un dimanche à Auschwitz

Passer un dimanche à Auschwitz, j'hésite encore. Le soleil tombe sur les façades jaunes et ocre de Cracovie. Le ciel rose, les vieux tramways soviets angulaires et vitrés qui dureront 1000 ans, avec leur métal épais comme ça. Assis devant une Zywiec qui sent un peu le chien mouillé, et une vieille vodka à la prune, j'hésite encore.




Je sais, le devoir de mémoire. On me demandera : "Es-tu allé à Auschwitz ? As-tu vu les camps ?" Mais je n'ai pas vraiment envie de plonger dans cette folie. Auschwitz, je l'ai tous les mercredi soirs sur Arte. Les silhouettes squelettiques, en noir et blanc, la peur, la faim. C'est si loin de cette ville aux corniches pastel, de ces jeunes bobos polonais autour de moi, avec leurs MacBooks et leurs coupes de rosé. Il y a si longtemps de Brejnev, Jaruzelski, et Solidarnosc.




Même le Mur, ça fait un bail. En 89, ils avaient quel âge les bobos : 5 ou 10 ans ? La brunette à la table d'à côté, avec ses piercings et son Borsalino, qu'est-ce qu'elle en pense d'Auschwitz, et des autocars de touristes à 110 zlotys pour la journée ? Elle a peut-être une copine qui a fait ce boulot l'été dernier : "Mesdames et messieurs, l'holocauste livré pour vous, et n'oubliez pas notre boutique à la fin du parcours, 10% de réduction sur présentation de votre billet Krakow Tours."




La vodka m'arrache un bout des bronches à chaque lampée. Elle doit tirer à au moins 70 degrés. Approuvant mon choix, le serveur s'était tout de même permis de remarquer dans son anglais approximatif : "a lot of alcohol in this vodka." Il est efféminé, et il ne cherche pas à le cacher. Parce que Cracovie, aujourd'hui, me semble ailleurs. Le monde aussi, je l'espère.




Rester dans le moment, parce que demain ça recommencera. Ce sera les Arabes, les bouddhistes, ou les fumeurs. Les pauvres. Les étrangers. Pas besoin d'aller à Auschwitz pour savoir ça.




- Alors, t'as fait quoi à Cracovie ?

- Je me suis fait couper les cheveux. Dans un vieux salon, caché sous les arcades, par un vieux coiffeur expert qui m'a pris 25 zlotys. J'en ai laissé 30, parce qu'aujourd'hui c'est 2011 et les pourboires sont passés à l'Est. Et c'est quoi, 5 zlotys ? C'est environ 1.25 euros. Ici je suis le roi du pétrole. C'est presque indécent. Le vieux barbier, il les a connus, Brejnev et Andropov. Pourtant, dans son salon, il ne reste rien de tout ça.

Ceux qui viennent à Cracovie dans l'espoir de se plonger dans l'Est communiste seront déçus. Tout au plus ne subsistent que quelques détails. Il faut vraiment être attentif. Le local voûté, dépouillé, trop vaste : des promoteurs parisiens y auraient mis un café de 60 tables. Les vieux fauteuils en moleskine, avec leurs bras chromés : sobriété et durabilité. Pour citer une amie, à l'époque on était trop pauvre pour fabriquer du jetable.

Et puis le soin. Comme s'ils avaient tout le temps du monde, le temps d'un peuple au chômage, les barbiers mettent une éternité sur chaque tête. Comme des sculpteurs, ils reculent, observent, puis ajustent le moindre cheveux d'un coup de ciseau précis. Dans le fauteuil à côté du mien, un petit vieux s'est fait soigner pendant au moins 45 minutes les sept derniers cheveux de son crâne.




On ne le remarque pas, mais les Polonais soignent leurs cheveux. Même si elle peut sembler militaire, la coupe se fait au ciseau. Aussi droite et lisse qu'à la tondeuse, mais faite à la main, avec en prime un peu de socialisation : le coiffeur n'hésite pas à poser son instrument pour parler de politique, de météo, ou de foot. Bon, c'est vrai que je ne comprends rien au polonais. Mais personne ne parle de littérature avec son coiffeur. À tout le moins, on aura parlé d'un championnat d'échecs. Mais c'est la même chose que parler de foot.




S'il reste une carte-postale d'un passé communiste, c'est peut-être le petit marché aux fripes, sur Plac Nowy. Bon, ce ne sont que des fripes. Il y a pareil à Paris. Mais quand même, on ressent une sorte d'obligation sociale, voire folkorique. Y'a pas que des vieilles et des étudiantes fauchées, y'a aussi quelques Mercedes qui cherchent à se garer. Des couples bien coiffés, avec carrés de soie et impers Burbury, et qui surtout semblent fouiller dans les tas de vêtements pour s'amuser, comme on cherche des oeufs de Pâques.

Il y a aussi quelques étals qui offrent pêle-mêle shampooing, gel douche, et savon à lessive. Des cosmétiques ordinaires qu'on trouvera aujourd'hui dans n'importe quel supermarché. Peut-être qu'une partie de la population souhaite encore se procurer sa savonnette via une transaction semi-clandestine, à tout le moins défiscalisée. Par habitude ou nostalgie d'une époque où le fait de se passer des produits sous la manche permettait de ventiler un peu sa dissidence.




Sinon, on flâne dans des cafés bien bobos, meublés à la suédoise et décorés d'affiche d'Almodovar et de Hitchcock. La jeune femme qui m'a servi mon latte m'a parlé dans un anglais parfait. D'ailleurs, la majorité des clients ont l'accent Américain. Pour l'ambiance rétro, on diffuse du Dixieland bien joyeux et propret. Je pourrais être à Amsterdam, Boston, ou Calgary. L'Est gris et furtif des films d'espionnage est bel et bien mort. L'Ouest a gagné, KFC pour les ados, café Illy pour les petits bourges comme moi.




- Donc t'es pas allé à Auschwitz ?

- Je suis resté à Cracovie. J'ai pris des photos. Pour me rappeler qu'on n'est pas fait pour vivre empilés les uns sur les autres, comme des rats de chez Chanel. Et puis j'ai dormi. J'ai dormi perdu dans des rêves de cygnes qui s'envolent bruyamment sous les ponts de la Vistule, comme des outardes maladroites. J'ai dormi, réveillé par les fêtards qui gueulaient des chansons polonaises entre mélancolie et soif du combat. J'ai somnolé dans un coma de surface, après un plat national de crêpes aux patates frites d'au moins deux kilos. J'ai laissé le soleil tomber sur les façades jaunes et ocre, sur les stucs menthe, et les tramways bleus.




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