Source photo : wikipedia.
J’ai filé, comme on dit, à l’anglaise. J’ai prétexté que j’allais faire pipi dans un autre bar et je suis sorti. C’était décidé, je rentrais chez moi. J’en avais assez, j’étais un peu paf, fatigué, et j’avais envie de prendre l’air avant de me coucher.
La soirée avait commencé après le travail. Le banal et presqu’habituel verre du vendredi. Un collègue, François, est venu nous rejoindre. Il venait d’apprendre son licenciement. Il avait sa veste sur le dos et s’apprêtait à partir quand les patrons l’ont attrapé pour lui passer la nouvelle. Dégraissage, crise financière, contexte difficile, première d’une série de coupe, bla bla bla. François faisait partie des gens qui étaient un peu suspend, entre deux projets. C’est mon cas aussi, alors je verrai bien demain ce que l’avenir me réserve. Quand j’ai quitté vendredi, les patrons étaient avec François. Je figurais peut-être à leur agenda, mais je les aurai pris de court.
Donc, ce qui devait être une petite pinte avant de rentrer chez soi s’est éternisé un peu. Certains étaient trop heureux de saisir au vol une bonne raison de donner libre expression à leur ivrognerie. Après avoir fermé le Valmy (20h00) et un autre endroit dont j’oublie le nom (22h00), nous nous sommes dirigés vers Bastille. J’aime pas trop ce secteur. Trop de monde. Évidemment, nous avons échoué dans un bar trop plein. Je ne suis pas marathonien de l’ivresse; les quatre pintes que j’avais jusque là savourées suffisaient amplement pour confondre mon esprit. Il faisait trop chaud, et le temps d’attente au WC me semblait long. À Paris se combinent deux pratiques fâcheuses pour tout buveur de bière : les estaminets sont chiches sur le nombre de toilettes, et certaines personnes prennent trop de temps. Je ne comprends pas qu’on puisse rester plus de deux minutes dans les toilettes d’un bar, surtout à Paris. Le lieu n’est jamais agréable. Vous soulignerez qu’on puisse aussi avoir envie de caca. Ce à quoi je réponds qu’on ne devrait jamais faire caca dans un bar. Quel lieu immonde pour poser ses fesses. Si on a vraiment envie, il y a toujours à proximité des options plus sanitaires. Et quant aux dames qui en profitent pour retoucher leur coiffure pendant 10 minutes, il faudrait leur expliquer qu’après minuit, l’alcool a des pouvoirs cosmétiques qu’envient bien des chirurgiens. Même que vers deux heures du matin, ci ces messieurs se sont bien arrosés, une femme endormie dans son vomi conserve encore une partie des charmes du sexe faible.
Donc, j’ai filé, seul avec mon manteau et mon envie de pipi. Ce n’est pas la première fois que je fais le coup. C’est presque même une habitude. C’est ma manière à moi d’abandonner, de jeter les armes devant plus buveur que moi. Certains pourraient qualifier le geste de lâche. Je crois plutôt que c’est de la paresse. Y’a-t-il plus lourd dans la vie qu’une bande d’ivrognes s’objectant au départ d’un des leurs. « Non Paul, t’en vas pas! Non, reste! Un dernier verre! » Ces gens-là sont prêts à toutes les bassesses. Quand ce n’est pas la manipulation émotive (« Tu peux pas nous faire ça! »), ils s’accrochent à toi comme à une bouée au milieu d’un océan de bière. Il y en a toujours un pour te commander un verre en vitesse pendant que tu dis au revoir aux autres. J’ai même déjà vu un copain cacher ma veste pour m’empêcher de partir. Plutôt que de devoir affronter cette guérilla gluante, je préfère filer en douce.
En plus, ça me procure toujours une petite excitation. Sortir sans être repéré, c’est plus compliqué qu’on le croit. L’homme en état d’ébriété garde son sens de la densité des choses. Dans un bar bien rempli, un vide suspect se crée pendant un petit moment à l’endroit qu’on vient quitter. Et une fois dans la rue, on risque toujours de croiser un copain en train de fumer. La fameuse excuse du « je vais m’acheter des cloppes » est totalement inefficace. D’un air suspicieux, regard en coin, le copain te dira : « J’en ai, prends-en des miennes. » Et s’il n’a pas de cigarette à t’offrir, il dira : « J’ai besoin d’en acheter moi aussi, je viens avec toi. » Pas question de te laisser déserter. Si on ne rencontre personne, il faut attendre au moins 200 mètres avant de se considérer à l’abri de toute reprise. Au moment où on se sait à l’abri, c’est très grisant.
C’est impoli comme manière de partir, mais je suis persuadé que ça crée un peu de distraction dans mon entourage. Un petit moment théâtral qui vient pimenter la soirée. J’imagine très bien mes copains faire le compte et réaliser que je ne suis plus là, 30 bonnes minutes après mon départ. Je les vois bien animer le bar en gueulant aux inconnus « Paul! Paul! Mais où es-tu! » jusqu’à ce que le barman leur fasse signe de son impatience. Ça laisse place à l’imagination. C’est saugrenu. Même qu’au bureau, ça fait quelque chose à raconter d’une cuite qui, sans ma défection impromptue, aurait sans doute été sans histoire. Ça fait la boucle entre le vendredi soir et le lundi matin. Ça donne un prétexte pour fraterniser devant la machine à café. Et c’est plus amusant que de raconter le dernier film qu’on a vu.
D’ailleurs, je ne crois pas que mes amis étaient fâchés. Juste avant que je monte chez moi, mon téléphone a sonné : « Paul! On t’aurais pas un peu perdu? » C’était Sylvain. Il avait le ton d’un gars qui a bien bu et qui trouve la situation rigolote.
(Dans l’éventualité de mon élection à la présidence française, j’aimerais dire aux petits scélérats qui seraient tentés de faire leur beurre en revendant des extraits de ce blog à la presse à scandale que son contenu relève de l’autofiction humoristique.)
2 commentaires:
hilarant!...ns on t'as jamais perdu...faut dire que ns sommes plus sobre..
Et moi jeudi je ne filerai pas à l'anglaise!!! Je serai dans la marée humaine nationale des grèvistes!!! Cela fait de nombreuses années que je n'ai pas fait grève mais là!!! NON!!! Je ne peux pas me défiler!!! L'enjeu est trop grave! Un de mes fils est chômeur depuis décembre (intérim), mon mari (qui est artisan) n'a pas eu un seul appel chantier ce mois-ci! Et je conteste la réforme scolaire qui, si elle est appliquée, va désocialiser les enfants des milieux défavorisés, et je défile contre le pouvoir d'achat qui n'est plus qu'un pouvoir de contre-achat!!! Bref, JE ME MOBILISE!!! Et je ne travaille pas dans le service public, et je ne suis pas seule, et jeudi ça va faire mal en terme de mobilisation nationale!!! et comme le dit Julian Barnes, un auteur anglais que j'adore, MERDE ALORS!!! Mais bon!!! Peut-être que tu t'en fous et que t'as pas encore digéré tes bières, et c'est pas grave Man, t'es pas d'ici mais @+ quand même, MERDE ALORS!!!
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