J'ai longtemps considéré qu'il s'agissait de deux traits de caractère distincts et dissociés. Et puis récemment, comme ça, au milieu d'un repas à la cantine, j'ai eu une petite épiphanie : le Français râle parce qu'il a raison. Il y a corrélation, les deux phénomènes s'alimentent. Eureka.
Il est impossible de critiquer ouvertement et honnêtement quelque chose si on n'est pas persuadé d'avoir mieux à proposer. La licence de râler est obtenue par la possession d'une proposition supérieure à celle de la partie adverse. En gros, pour râler, faut croire qu'on a raison et que l'autre a tort.
Or, le Français a toujours raison. Ça fait partie de sa culture, de son éducation. Dès sa tendre enfance, il apprend à avoir toujours raison. Dans les maternelles françaises, c'est du dessin, un peu de Descartes, et beaucoup de Schopenhauer. Avant l'âge de 10 ans, tout petit Français aura obtenu un certificat attestant qu'il a droit au râle perpétuel. La nation française ne cherche pas le consensus, mais la domination (voir 'Napoléon' et 'Traité de Versailles'.)
Source photo : wikipedia.
Là, vous vous dites : « Ben voyons, on ne peut pas toujours avoir raison ! » Si vous vous dites ça, c'est que vous croyez naïvement qu'il n'existe qu'une seule vérité, pure et indélogeable. Je me vois forcé de vous recommander la lecture des diverses versions de l'Encyclopédie Russe publiées sous Staline.
La raison et la vérité ne sont en réalité que matières malléables, qu'on peut adapter aux circonstances. Encore mieux, elles ne sont que des ballons de foot qu'on cherchera à prendre à l'adversaire.
Le Français n'est pas con. Souvent, il sait qu'il a tort. Pour préserver son droit au râle, il s'est entraîné à modifier subtilement, au cours d'un débat, tout son argumentaire. Il faut se méfier du Français : en cas de besoin, il n'hésitera pas à paraphraser vos propres arguments, et à vous attribuer les siens, pour conclure que vous avez tort.
La manoeuvre est subtile, et toute en finesse. À un moment du débat, vous aurez l'impression que le Français dit la même chose que vous. Il est déjà trop tard : il vous a pris par le flanc et occupe votre position. Vous lui avez permis de manoeuvrer hors de sa position originale. Son prochain mouvement sera de vous forcer à vous rabattre sur ses anciennes positions, pour ensuite vous critiquer. Attention, ça peut aller très vite ! Suffit de quelques répliques. Un exemple :
Vous : Attends ! Tantôt tu disais que l'asphalte était blanche !
Lui : Tu m'as mal compris, je n'ai jamais parlé de 'blanc', mais plutôt de l'impossibilité d'un 'noir pur'. C'est toi qui disait 'noir'. Or le 'noir pur', tel que tu l'entends, n'existe pas, sinon il ne serait pas visible, parce qu'il absorberait toute la lumière.
Vous : Ben là, on dit la même chose. L'asphalte est plutôt noire.
Lui : Mais pas du tout ! Moi je défends depuis toute à l'heure une asphalte dans le spectre de la lumière visible, et qui tend vers la blancheur à mesure qu'elle vieillit. Alors que toi tu parles de 'noir pur', ce qui est aussi absurde que le 'blanc pur'. C'est important d'être clair quand on s'exprime.
Notez au passage la petite remarque assassine à votre endroit : « C'est important d'être clair quand on s'exprime. » Il s'agit d'un mouvement classique de diversion. Voulant solidifier ses bases nouvellement acquises sur vos anciennes positions, le Français utilisera ce genre de stratagème pour gagner du temps. Pendant que vous répondrez à l'insulte, il en profitera pour vous repousser encore plus loin sur ses anciennes positions.
Le but du jeu, ce n'est pas d'avoir raison, mais de prendre possession de la raison. Un fois la raison acquise, on peut râler jusqu'à plus soif : « Vous, les Canadiens ! Dire que l'asphalte est 'noir pur', comme si c'était possible. Après, vous vous demandez pourquoi nous avons de la difficulté à vous comprendre. Et menteurs, en plus ! Vous osez prétendre que nous avons dit 'blanc'. C'est vraiment de la mauvaise foi ! Ou à tout le moins, un profond manque de culture ! »
Vous croyez que j'ai tort ? Lisez ceci. Vous verrez que l'auteur est allemand, mais que le texte est très français.
18 commentaires:
J'ai découvert ton blog il y a quelques semaines, et certains de tes billets me font beaucoup rire. Celui-ci en fait partie ;)
Je suis d'accord pour dire que le fait d'avoir raison donne une bonne raison de râler, par contre il faut tout de même souligner que ce lien n'est pas exclusif.
Comme tu le soulignes très bien dans un ancien billet, le Français râle par nature, et il n'y a aucun prérequis ;)
Je dirais même que souvent, quand le Français commence à râler, il n'a aucune alternative ou argument à proposer. Il râle d'instinct, et pendant qu'il râle, il commence à trouver des arguments, alternatives à proposer, etc.
Cordialement,
Boris
En effet, généralemement quand le Français râle, c'est par habitude, par besoin ou par envie de montrer que c'est un sport national, mais pas toujours, loin de là, parce qu'il a autre chose à proposer ou pour montrer qu'il a raison.
Non, si le Français râle, c'est simplement pour signifier que les autres sont mauvais et pensent de travers. Quant à proposer quelque chose de mieux ou de plus efficace, pas question. Râler est plus simple et, avouons-le, plus plaisant.
Vous penses que je me trompe ? Je m'en moque, vous avez tort ;-)
Je relie le râle du français (mais pas seulement) à un manque de confiance en soi : on se plaît à critiquer car il permet de s'affirmer comme meilleur que l'autre.
Si le Français était vraiment de sa supériorité, il n'aurait pas le besoin de râler.
Et d'où lui vient ce manque de self-esteem ? Culture catholique qui considère l'homme comme un pêcheur, et culture égalitaire (contestée, mais c'est un autre problème) ou la cohésion du groupe égalitaire promeut sur l'individu en France.
@Maxime : Je doute que la culture catholique ou une quelconque religion ait quelque chose à voir là dedans, vu la quantité de non croyants et athées en France.
Je ne pense pas non plus qu'il soit question d'estime de soi ou de confiance. C'est tout simplement que râler ça détend, ça occupe et c'est pas cher.
Cordialement,
Boris
En tant que française, je suis plutôt d'accord avec Maxime.
sans être pratiquant ou même baptisé on à grandi dans une culture aux bases catholiques très fortes.
Je rale, ma famille rale, on voit toujours le verre à moitié vide etc, on a été éduqués comme ça,
mais évidement tout le monde ne râle pas :)
je connais beaucoup de français qui ne critiquent même pas...
mais je l'accorde, beaucoup sont de mauvaises fois, et si vous me dites que c'est différent ailleurs je suis intéressée !!
Haha, très bon billet :)
Au début en pauvre petite canadienne naïve que j'étais, je remettais en cause ce que je disais en me disant que peut-être que ma mémoire était défaillante. Maintenant, je sais que le but n'est pas de discuter intelligemment mais de gagner alors je fonce dans le tas la tête baissée! Après tout certains profs l'université n'hésitaient pas à inventer quand ils ne connaissaient pas certains faits!
Texte sympathique et bien écrit mais dire que les français râlent parce qu'ils ont raison révèle une frustration et donc un forme de protestation parce qu'il n'est pas donné raison à l'auteur de cette phrase.
J'en conclus donc aisément que les québécois râlent parce qu'ils ont tort face un français.
Signé Un français
(mon commentaire est bien sûr à prendre au second degré)
En gros, pour râler, faut croire qu'on a raison et que l'autre a tort.
Et râler pour râler ça vous arrive jamais vous les Québécois, j'en connais moi ! Tout comme je connais des Français qui s'écrasent !
Je suis une Française qui vit au Québec et quand je râle (rarement contre des personnes mais plutôt contre des faits) c'est que c'est justifié !
Je râle contre les nids de poules, pas vous ? Après c'est sûr je me sens un peu seule à râler contre les fautes (énormes) sur des panneaux de la ville, contre le fait qu'il n'y ait AUCUN système de garde pour les enfants de 10 ans après le camp de jour (parce que les cégepiens reprennent et que les services de garde de l'école ne prennent pas le relais) nan parce que 2 semaines de congés par an, et on est obligés de les prendre séparés avec papa qui prend les 2 dernières semaines d'août exprès, c'est râlant non, non pas pour les Québécois qui ne voient pas où est le problème.
Vous êtes des moutons, vous acceptez bravement et en groupe ce qu'il ne faut pas accepter !
Le problème : nous juste parce qu'on est Français, on n'a pas le droit de râler pour les mêmes choses que vous ! Vécu : une fois une collègue se plaignait, je me joins à elle, aaaaaaah non finalement elle a changé d'avis et c'est moi qui avait tort ! aaaaah mauvaise foi quand tu nous tiens ! Parlons en ! Je vais écrire un livre moi tiens ! Puis "manque de confiance en soi", "manque de culture" non mais regardez-vous ! Dernière chose : vous êtes à Paris, ceci explique peut-être cela, ah et puis : Paris n'est pas LA France et tous les Français ne sont pas parisiens.
Une marseillaise, fière de râler.
@Manue : Faut pas tout prendre au 1er degré non plus.
Moi je trouve les billets de Paul plutôt drôles ;)
Excellent billet, fort juste mis à part une légère nuance... Schopenauer a écrit son texte en pensant à tout le monde. Ce qui étonne le plus les étrangers est peut-être le fait que les français soient un des peuples qui pratiquent cet art le plus consciemment du monde.
En tant que Français, l'éristique est pratiquée partout dans le monde avec beaucoup de talent... mais il n'y a peut-être qu'en France qu'il l'est le plus ouvertement du monde ! Comme l'écrit fort bien Schopenauer, la première règle de l'éristique est que les deux "débattants" se doivent d'avoir un niveau (intellectuel, de connaissances, de mauvaise foi si nécessaire) relativement égal pour que le débat aboutisse à quelque chose ou ne soit pas du moins grossièrement déséquilibré.
Lorsque vous venez avec votre bonne foi et que vous vous apercevez de l'infinie mauvaise foi que peut déployer un Français pour conduire un débat en ses termes, je comprends votre désarroi (et ce n'est pas le premier billet dans lequel vous évoquez ces situations il me semble) . Ceci, dit, voir deux personnes (françaises dans le cas qui nous intéresse) d'un niveau semblable débattre [de n'importe quel sujet] s'approche pour le connaisseur de la partie d'échec (ou de la bataille napoléonienne pour rester dans les références de ce billet) : reconnaissance, élaboration d'une stratégie, feintes, attaques, contre-attaques et débordement par les flancs sont de mises... il arrive alors parfois que les deux personnes finissent par admettre le caractère vain (ou en tout cas l'impossibilité que l'un prenne à court terme le dessus sur l'autre) de la chose, toutes les différences n'étant pas réconciliables par ailleurs : "Bon, t'es vraiment une tête de mule (compliment s'il en est pour un Français) , allons boire un coup et parler à d'autres gens , sinon on y est encore demain" .
Ceci dit, et d'autant plus pour un Nord-américain, je comprends fort bien la difficulté de constater qu'une valeur si prisée par chez vous (l'honnêteté/la probité) ne soit considérée que comme un élément négligeable du débat d'idées pour les Français.
Et le petit livre de Schopenauer sut englober mieux que tout autre cette conception très française du débat pour peu que l'on ignore cette autre précision : la bonne foi, pour lui, n'a que fort peu à voir avec les notions de Vérité ou d'Objectivité (et donc de leur recherche à travers le débat) , partant du principe que ces deux dernières n'existent pas. Et si force est d'admettre que la méthode scientifique permit de réduire la marge d'incertitude dans de nombreux domaines, il n'en reste pas moins (comme votre exemple des routes le montre fort bien) que dans la plupart des domaines, tout dépend des mots et de leur usage par l'interlocuteur...
PS : l'attitude française par rapport au débat d'idées peut aussi conduire aux absurdités les plus patentes, Lacan ne fut ainsi pas Français par hasard ;-)
"L'art d'avoir toujours raison" Mon livre de chevet il y a des années :)
Je prendrais une chanson de Jacques Dutronc pour illustrer une autre façon de voir les choses : http://www.youtube.com/watch?v=w_QGBAppb10
@Tout le monde (surtout ceux qui sont fâchés), c'est sur la première page :
AVERTISSEMENT : Cette fiction contient des traces de satire, d'ironie, et d'humour. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne serait que fortuite.
Bon, je vous le fais à la canadienne : vous avez tous raison et je vous aime tous du plus profond de mon coeur débordant de joie mouillée du sirop de l'harmonie.
La taquinerie n'est jamais loin de l'amitié, ne l'oubliez pas.
Au delà la pointe humoristique, il y a du vrai dans ce trait d'esprit français assez critique et râleur mais il faut aller au delà des apparences verbales et regarder les actes.
Le parisien râle de son logement mais il y reste des années alors que les montrealais semblent moins râler mais ils déménagent presque chaque année.
Paul
un "maudit français" a Montreal
Et bien c'est sûrement pour ça que j'aime bien les français en général!!...J'ADORE râler..en tant que québécoise!..et j'aime aussi avoir raison évidemment!;)
@ Boris : je ne dis pas le contraire, Paul est plutôt drôle en effet, je remettais un peu les pendules à l'heure sur ce que je vis au quotidien, parce que tout de même, quand les gens râlent, c'est qu'ils ont des raisons ;-)
@ Paul : "La taquinerie n'est jamais loin de l'amitié, ne l'oubliez pas." C'est très bien dit, pourrais-je reprendre cette phrase pour mon livre ? ;-)
@Manue : tu peux reprendre la phrase pour ton livre si je peux reprendre ton livre pour mes phrases... Mais bon, je ne crois pas être le premier à avoir dit un truc du genre. Victor Hugo disait : "La taquinerie est la méchanceté des bons."
J'adore :-).
D'autant que je suis une française qui vit au Canada et qu'on m'a fait la remarque dernièrement quant à cette "caractéristique" très française que j'aie...
J'essaie de me soigner :-).
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